Hormis à Kobané, l’Etat islamique (EI) n’a jamais été vaincu militairement alors que des foyers se réclamant de son idéologie naissent au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie centrale, et que les cellules de l’organisation prolifèrent dans la plupart des pays occidentaux, à commencer par la France. Née en Irak, où elle a d’abord été vaincue, l’organisation islamiste a ressuscité en Syrie à la faveur de la guerre civile. Depuis, son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, a proclamé un nouveau califat et prétend conquérir le monde.
1/Faut-il s’appuyer sur les pays arabes ?
En faisant détruire à coups de bulldozers la frontière entre l’Irak et la Syrie, puis en proclamant, fin juin, le califat, Abou Bakr al-Baghdadi a témoigné qu’il remettait radicalement en cause l’héritage colonial et une conception occidentale de l’Etat. Toute action militaire entreprise par les Etats-Unis et leurs alliés européens contre les forces jihadistes est donc assimilée à une nouvelle croisade. D’où le souci pour Washington d’intégrer au sein de la coalition des pays arabes, même si ceux-ci, en particulier Bahreïn et l’Arabie Saoudite, sont des Etats ennemis de la démocratie.
Même si leur engagement militaire est des plus timorés, ce sont eux aussi, en particulier le royaume saoudien, pays de la révélation coranique et des deux saintes mosquées (La Mecque et Médine), qui apportent une caution musulmane aux frappes aériennes. Le problème, c’est le jeu trouble de la Turquie, qui ne participe pas aux opérations militaires, a laissé passer des milliers de jihadistes se rendant en Syrie et achète du pétrole de contrebande à l’Etat islamique.
Ce qui rend aussi la lutte contre l'EI particulièrement compliquée, c'est que l'organisation se développe sur un large territoire qui agit comme un pôle magnétique pour les volontaires islamistes, prélève des impôts et bénéficie d'un soutien populaire à la fois en Irak et en Syrie. Sans cela, la grande ville de Mossoul en Irak (environ 2 millions d'habitants), alors défendue par quelque 53 000 soldats et plus de 20 000 policiers, ne serait pas tombée en vingt-quatre heures entre les griffes de ses 1 000 ou 2 000 combattants. «Le pouvoir d'attraction de l'EI est beaucoup plus grand qu'on peut le croire, soulignait dernièrement un haut responsable de la politique étrangère de l'Union européenne. C'est vrai que les décisions complètement folles prises dans le domaine agricole mécontentent les paysans. Mais dans les villes, la situation est assez calme. Les autorités locales sont plutôt souples avec les habitants. Les écoles [pour garçons, ndlr] ont rouvert. Tout cela pérennise l'EI.»
Peut-être le supplice par le feu du pilote jordanien sera-t-il un premier tournant dans la guerre. A sa terrible façon, c’est un aveu de faiblesse de l’Etat islamique, qui a cherché par une surenchère dans l’horreur à compenser sa récente défaite à Kobané, dans le nord de la Syrie. En Jordanie, des voix se sont exprimées pour demander un engagement plus fort de l’armée - dont l’aviation a pour la première fois bombardé jeudi le QG de l’EI à Raqqa (Syrie). Par ailleurs, alors que l’exécution sommaire de milliers de yézidis en Irak, la mise en esclavage de leurs femmes et enfants et l’expulsion des chrétiens de leur terre natale n’avaient guère suscité d’émotion dans le monde arabo-musulman, l’université égyptienne Al-Azhar, qui incarne l’orthodoxie sunnite, s’est vraiment indignée du sort fait au pilote. Or le combat contre l’Etat islamique se fait aussi avec les armes de la théologie.
2/Est-il nécessaire d’envoyer des troupes au sol ?
Jusqu’à présent, les frappes de la coalition ont permis d’éviter le pire, notamment la chute de Kobané. Elles ont désorganisé les lignes de ravitaillement et de communication des forces jihadistes. Mais l’EI contrôle toujours un tiers du territoire syrien, un tiers du territoire irakien et quelques grandes villes. Dès lors, l’Etat islamique doit être vaincu deux fois : en Syrie, où se trouve son QG militaire, et en Irak, où Mossoul apparaît comme la capitale politique du nouveau califat.
Du côté irakien, l’offensive jihadiste est enrayée, notamment grâce à la présence de 300 conseillers américains, de 7 000 Gardiens de la révolution iraniens et de combattants du Hezbollah libanais. Bagdad et les lieux saints chiites sont à présent sanctuarisés. Mais l’armée irakienne, dont la formation a déjà coûté 20 milliards de dollars (17,4 milliards d’euros) aux contribuables américains, n’est pas encore opérationnelle, même si le nouveau Premier ministre, Haïdar al-Abadi, a fait beaucoup pour remplacer dans la chaîne de commandement des officiers chiites par des sunnites plus compétents. Il lui faudra accomplir davantage pour faire taire le cri de colère des sunnites envers les chiites, qui ont le quasi-monopole du pouvoir.
En Syrie, la chute de l’EI ne semble guère possible sans celle de Bachar al-Assad, tant les deux forces se nourrissent l’une l’autre. Mais il faudrait avant tout que la Turquie s’engage à combattre les jihadistes syriens.
Il est en outre peu probable qu’un changement stratégique intervienne sous la présidence de Barack Obama. Quant au déploiement de forces étrangères, le remède risquerait d’être pire que le mal.
3/Les dissensions au sein du jihadisme international sont-elles un atout ?
Le monde jihadiste s’est scindé en deux groupes principaux au printemps 2013 : d’un côté l’EI, de l’autre Al Qaeda. La scission a été provoquée par Abou Bakhr al-Baghdadi, le chef de l’EI, qui a déclaré unilatéralement l’absorption du Front al-Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaeda. Furieux, Ayman al-Zawahiri, le dirigeant d’Al-Qaeda, déclare alors qu’à l’inverse, l’EI n’est qu’une filiale locale de son organisation.
Cette rivalité entre jihadistes bascule en lutte armée en janvier 2014. Depuis plusieurs mois, l’EI s’implantait puis récupérait le contrôle de villages du nord et de l’est de la Syrie, dont l’armée du régime avait auparavant été chassée par la rébellion. La tactique, qui se doublait d’une propension à éviter les combats contre les soldats de Bachar al-Assad, finit par ulcérer les groupes rebelles. Les plus puissants, dont les salafistes d’Ahrar al-Sham, s’allient alors avec Al-Qaeda et lancent une offensive. Les combats font plusieurs milliers de morts en quelques mois. L’EI est contraint de battre en retraite, de ne conserver que quelques villages au nord et de se replier sur son fief de Raqqa.
Mais ces batailles ont aussi affaibli Al-Qaeda, dont des combattants de base ont refusé, à l’inverse de leurs commandants, de lutter contre d’autres jihadistes. Certains ont fait défection pour rejoindre l’EI. Ce mouvement s’est accentué à partir de juin 2014, lorsque l’Etat islamique affiche sa puissance en s’emparant de Mossoul, la deuxième ville d’Irak. La scission affichée n’empêche pas des arrangements locaux- comme à la frontière libanaise, où Al-Qaeda et l’EI coopèrent.
L’EI profite également de ses succès irakiens pour s’implanter hors de son califat. Cela a fonctionné en Libye et dans le Sinaï égyptien. Mais les territoires historiques d’Al-Qaeda restent rétifs. En Afghanistan, un commandant local qui avait fait allégeance à l’EI a, selon la presse afghane, été arrêté par les talibans, dont l’objectif est de prendre le pouvoir à Kaboul, pas de participer à un jihad mondial. Au Yémen, quelques dirigeants de second rang d’Al-Qaeda ont bien annoncé qu’ils rejoignaient l’EI, mais le mouvement reste limité. Tout comme au Pakistan, où l’EI ne dispose pas de branche propre. Il a en revanche obtenu le soutien du Mouvement des talibans pakistanais (TTP), fragilisé par des luttes internes, qui lui a promis des renforts.
4/Faut-il intervenir en Libye ?
Le chaos en Libye, pays sans Etat central, déchiré entre deux gouvernements concurrents et fragilisé par les combats entre milices, a profité à l’EI, qui s’est implanté à Derna (Est) en octobre. Le groupe jihadiste a depuis revendiqué des attaques dans le sud et, plus récemment, à Tripoli, la capitale. La plus importante a visé l’hôtel de luxe Corinthia le 27 janvier : neuf personnes, dont un Français, ont été tuées.
Cette greffe de l’EI en Libye n’est qu’un argument de plus pour ceux qui plébiscitent une intervention internationale. C’est le cas de la plupart des pays de la région, dont le Niger, le Tchad et l’Egypte. Le ministre français de la Défense, Jean-Yves Le Drian, s’est lui aussi déclaré favorable à une opération militaire, qu’il juge inéluctable.
Plus encore que l’EI, les pays occidentaux s’inquiètent de la présence dans le sud libyen de membres d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), déstabilisés au Mali par l’opération Serval de 2013. Le jihadiste Mokhtar Belmokhtar, l’une des cibles prioritaires de la France et des Etats-Unis au Sahel, a également été signalé à Benghazi (est de la Libye). Ces groupes jihadistes naviguent d’autant plus facilement que la frontière entre la Libye et le Niger n’est quasiment pas contrôlée.
Pour autant, une intervention internationale n'est pas envisageable à court terme. Un responsable gouvernemental français indiquait récemment à Libération qu'il n'est pas question d'envoyer pour l'instant des soldats au sol, mais de renforcer la surveillance des groupes jihadistes. Une intervention nécessiterait un mandat international que la Russie et la Chine, échaudées par l'opération de 2011 qui a provoqué la chute de Mouammar al-Kadhafi, bloqueraient au Conseil de sécurité.
5/Comment la France peut-elle se protéger ?
Manuel Valls avait annoncé la couleur lors d’une conférence de presse donnée à l’Elysée le 21 janvier: la France entend renforcer son arsenal antiterroriste. Jeudi, lors de son intervention, François Hollande a affiné les intentions du gouvernement. Il y aura bien, courant mars, le dépôt d’un projet de loi réformant l’action des services de renseignement. Le Président mise sur une adoption du texte au plus tard en juillet. Sa substantifique moelle émanera sans doute du rapport parlementaire du député du Finistère Jean-Jacques Urvoas. L’esprit de la réforme est d’élargir les techniques d’enquêtes - écoutes, interceptions, balisages - tout en renforçant le contrôle et le cadre légal du renseignement. Sur ce point, plusieurs options sont envisagées, parmi lesquelles améliorer les moyens de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) ou introduire un droit de recours permettant à un tiers d’être informé de son placement sur écoute.
Outre ce projet de loi, le ministère de l’Intérieur va recruter 1 100 agents supplémentaires pour le renseignement : 500 iront à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), 100 à la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP) et 100 à la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). 233 millions d’euros seront également débloqués pour la rénovation de l’application de contrôle aux frontières Cheops, l’achat de logiciels plus performants pour les services de renseignement et la modernisation des systèmes d’échanges de données internes.
Enfin, la loi Cazeneuve renforçant la lutte contre le terrorisme votée en novembre atteindra bientôt son rythme de croisière. Les derniers décrets d'application sont en cours de publication au Journal offici el. Ce texte prévoit notamment une interdiction administrative de sortie de territoire. Sujette à caution, elle confère aux préfets le pouvoir d'invalider et de confisquer le passeport ou la carte d'identité de tout jihadiste potentiel, en échange d'un récépissé. Et ceci pour une durée de six mois renouvelable, «dès lors qu'il existe des raisons sérieuses de croire» que la personne visée «projette des déplacements à l'étranger ayant pour objet la participation à des activités terroristes» ou «sur un théâtre d'opérations de groupements terroristes».
6/Quelle riposte sur Internet ?
Pour bloquer la propagande jihadiste en ligne, la France dispose déjà d'un arsenal étendu, à commencer par l'obligation faite aux hébergeurs de retirer les contenus «manifestement illicites» qui leur sont signalés. Les grandes plateformes du Web travaillent avec les autorités via Pharos, le dispositif de signalement du ministère de l'Intérieur, qui devrait voir ses effectifs (14 policiers et gendarmes) renforcés. Auditionnée le 28 janvier par la commission d'enquête du Sénat sur les réseaux jihadistes, la sous-directrice de la lutte contre la cybercriminalité à la police judiciaire, Catherine Chambon, évoquait un délai de «quelques minutes» pour le retrait de vidéos.
La loi antiterroriste de novembre a instauré la possibilité d'un blocage administratif des sites «provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l'apologie», via les fournisseurs d'accès à Internet. Souvent critiqué - le Conseil national du numérique l'a jugé «techniquement inefficace» et «inadapté aux enjeux» -, il est sur le point d'entrer en vigueur : dès la parution du décret, présenté mercredi dernier en Conseil des ministres, «une dizaine de sites» seront bloqués, a indiqué Catherine Chambon.
Quant à mettre en place un contre-discours, la seule initiative visible, à ce stade, est le site web Stop-djihadisme.gouv.fr, lancé le 28 janvier sur le modèle du programme Think Again, Turn Away du département d'Etat américain. Mais le Monde et Europe 1 ont révélé mardi la création à Lyon d'une «cellule de contre-propagande» au sein du Centre interarmées des actions sur l'environnement (CIAE) - ce que l'état-major des armées «ne confirme pas» et «ne commentera pas plus avant». Selon le quotidien, cette cellule devrait compter à terme une cinquantaine de personnes. «Le principe, c'est de s'adresser à l'adversaire pour le décourager, voire semer la confusion chez lui, explique François-Bernard Huyghe, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Mais autour de quel " grand récit " ? Et jusqu'où aller ? Cela pose évidemment des questions éthiques.»
Un terrain particulièrement sensible qui fait depuis longtemps débat dans l'armée française, quand les Britanniques n'hésitent pas à recourir aux stratégies d'influence et viennent d'annoncer la création d'une brigade de «soldats Facebook» de 1 500 personnes. Terrain d'autant plus miné que les «opérations psychologiques» n'aident pas à désamorcer les discours complotistes.