Mikhaïl Femko arrête sa voiture sur le bord de la route. La ligne de front de Marioupol, ville portuaire de l'Est ukrainien, est désormais à quelques kilomètres. Plus besoin de se faire discret, c'est avec un drapeau jaune et bleu de l'Ukraine accroché à sa fenêtre que cet économiste de profession reprend la route. Une première patrouille de police apparaît - elles sont positionnées à toutes les entrées de la ville. «Voulez-vous un repas ?» s'écrit-il en se garant devant les voitures de police. Enchaînant les contrôles dans le froid, miliciens et soldats apprécient la soupe et le repas chaud apportés par les volontaires «Aujourd'hui, j'ai du bortsch et un mélange de pommes de terre et de veau», annonce Mikhaïl, la tête dans le coffre, en tendant quelques morceaux de pain. «Les soldats me reconnaissent. Au passage, je leur donne les dernières infos du front», explique-t-il. Un homme réclame un quatrième bol de soupe pour un chien errant dont il prend soin. Puis le volontaire reprend la route. «Vous savez, je crois en notre armée, mais je me méfie beaucoup des gens de Marioupol. J'estime que sur cinq personnes, vous avez quatre séparatistes», soupire-t-il. Au passage de la voiture battant drapeau ukrainien, nombreux sont les regards noirs, dérangés, agacés, lancés par les passants.
Colonie de vacances. Mikhaïl Femko n'est qu'un maillon d'une chaîne de militants, réseau civil composé de dizaines de volontaires. Chaque jour, cette organisation installée dans les locaux d'une ancienne colonie de vacances en périphérie de Marioupol fournit plus de 600 repas aux soldats qui tiennent le front. «La ville est bien protégée, affirme Ruslan Skalom, à la tête de ce réseau d'origine catholique. Il y a trois lignes de front parallèles autour de Marioupol, cela représente au moins 10 000 soldats et gardes nationaux à nourrir.»
Dans le bureau de ce notaire, la vie s'est arrêtée, seule subsiste, accrochée au mur, une carte pleine de punaises destinées à localiser les positions des deux camps. «Mes collaborateurs continuent de faire marcher mon étude, mais moi, je n'ai plus le temps d'y aller, je passe mes journées à la cuisine», explique celui qui a troqué la cravate pour le treillis et qui s'est reconverti en cuisinier. Il a investi beaucoup d'argent dans cette opération. «Pour moi, c'est simple, mon métier fait que je reçois de l'argent des citoyens. J'estime que me servir de cet argent pour nourrir notre armée et défendre notre pays est tout à fait normal.»
Des milliers de bocaux, de sacs de pâtes, de blé, de pommes de terre, d’oignons, de carottes, envoyés de toute l’Ukraine, sont entreposés dans les locaux non chauffés du groupe de militants. Une salle est destinée à la découpe des oignons, une autre aux pommes de terre, le matériel utilisé a été acheté, parfois donné. Un four sur remorque venu d’Allemagne est installé dans une des cuisines. Dans la cour, un camion estampillé de publicités d’une entreprise basée à Lille sert désormais au transport des denrées. Un jeune garçon arrive en voiture et se gare précipitamment devant la porte du bâtiment principal. En quelques secondes, les marmites de bortsch et du plat principal sont chargées dans le coffre.
Neige. Sergueï et ses amis reprennent la route à toute vitesse. Les rues sont vides, la première ligne de front, la plus proche de la ville, est à 2 kilomètres. La voiture slalome entre les murs de béton improvisés et se gare devant l'entrée d'un blockhaus. Un conteneur trouvé au port a été enterré, puis recouvert de béton et de terre. Des hommes en sortent et avalent rapidement le repas du jour. Des tirs retentissent au loin. Dans la campagne blanchie par la neige, des canons de chars recouverts de tissu blanc apparaissent entre deux tranchées. A peine le temps de discuter. Si les soldats apprécient l'attention, ils souhaitent rester discrets. «Lorsqu'il fait froid ou que des combats éclatent et que nous n'avons pas le temps de nous faire à manger, leur visite est vraiment appréciée», avoue l'un d'entre eux.
C'est la fin de la première tournée de la journée pour Mikhaïl Femko. Il refera le trajet le soir même. En route vers son domicile, se remémorant ses nombreux voyages à Paris, l'activiste soupire : «Je ne comprends pas toutes ces grands-mères qui veulent revenir à l'URSS. Moi, je ne veux pas de la Russie, je veux l'Europe chez moi.» S'il le faut, il est prêt à prendre les armes. «Mais j'attendrais qu'on m'appelle. Ça me plaît de nourrir notre armée», explique ce fervent défenseur de l'unité ukrainienne. Le véhicule passe devant un grand piédestal vide recouvert d'un drapeau ukrainien. Il éclate de rire : «On est venus ici avec deux camions il y a quelques mois, la statue de Lénine n'avait pas tenu longtemps.»