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Libération
grand angle

Slovaquie Andrej Kiska, président normal

Le richissime self-made-man est un de ces nouveaux hommes politiques issus de la société civile. Comme le maire de Bratislava et de nombreux autres élus, qui se tiennent à distance des partis minés par la corruption.
Le président de la République slovaque, Andrej Kiska, le 3 février, à Bratislava. (Photo Philipp Horak. Anzenberger)
publié le 11 février 2015 à 17h06

Lors des sommets internationaux, le président slovaque côtoie Angela Merkel et le chef de l’Etat chinois, Xi Jinping, mais il ne manque jamais de rappeler qu’il a pendant des années tartiné des sandwichs au kilomètre et passé la serpillière la nuit dans une station-service aux Etats-Unis, après la chute du Mur en 1989.

Elu sans parti politique au suffrage universel direct le 29 mars, le président de la Slovaquie s'appelle Andrej Kiska et ses concitoyens sont fiers de lui. Né pauvre, donc, à Poprad, une ville de l'Est, il a «travaillé cent heures par semaine pour un salaire de misère, avant de rentrer faire fortune au pays», raconte-t-il à Libération dans le minuscule palais présidentiel, une ancienne résidence d'été des Habsbourg, au cœur de la capitale danubienne.

Discuter avec ce chef d’Etat pas comme les autres, sous les portraits de ses prédécesseurs en costume gris passe-muraille, est une expérience intéressante. Andrej Kiska, 52 ans, a le regard goguenard et des traits de boxeur. Son corps est massif mais nerveux. Ses réponses ne sont pas celles d’un expert. Il ne fait pas chef d’Etat, même dans ce pays montagneux et sauvage, frontalier d’une Ukraine en guerre, où l’hiver, dans la chaîne des Tatras, semble parfois interminable.

Mais il a été élu, et bien élu, avec près de 60% des voix, face au redoutable Premier ministre actuel, Robert Fico, principal poids lourd local et apparatchik né, par ailleurs accusé de corruption. Pour battre la concurrence, Kiska a vendu aux Slovaques son histoire, très bien racontée, de self-made-man devenu millionnaire en vendant à tour de bras des crédits à la consommation pendant les années 90, années folles de la ruée des Slovaques vers tout ce qui s’achetait, à crédit notamment. Il leur a expliqué vouloir rendre au pays ce qu’il avait reçu, incarner enfin une vraie présidence philanthrope - disait-il - au-dessus du marécage politicard habituel. Et, évidemment, dans les bastions catholiques, ses concitoyens ont aimé la différence, son air honnête, ses quatre enfants, sa foi dans le partage et dans la charité.

Une fonction largement protocolaire

Dix mois après son élection pour cinq ans et après une campagne ruineuse - financée avec ses propres deniers -, le Président est apprécié de 70% des 5,4 millions de Slovaques. De quoi se donner du courage quand il faut poser pour la photo officielle entre Michelle et Barack Obama ou répondre à une demande d'interview intriguée du prestigieux New York Times. «Les gens se sont lassés de la politique, explique Andrej Kiska. Ils ne font plus confiance aux partis traditionnels et sont écœurés de ne jamais voir de ministre en prison, alors que les affaires font la une des journaux.»

La Slovaquie, débarrassée du communisme, est indépendante depuis le 1er janvier 1993 seulement. Elle est membre de l'Otan et de l'Union européenne depuis 2004, elle a adopté l'euro dès 2009. Elle prête aux Grecs et vote les sanctions contre Poutine. Une bonne élève ces dix dernières années, après des débuts difficiles et isolationnistes. Pourtant, structurellement, l'intégration à l'Europe reste fragile. Les partis politiques n'ont généralement pas plus de quelques centaines d'adhérents. Les citoyens, qui n'ont longtemps connu que le parti unique (communiste), n'ont pas l'habitude. Incapable de gouverner, la droite est divisée en six chapelles, dont les débats sont consternants. L'extrême droite, laminée par son passage catastrophique au pouvoir entre 2006 et 2010, ne dépasse plus les 5%. Dans une région qui penche toujours facilement vers l'autoritarisme, l'omniprésent parti social-démocrate Smer-SD de Robert Fico, au pouvoir depuis 2012, a logiquement ramassé la mise. Pourtant, là non plus, ce parti n'a pas grand-chose à voir avec ses cousins d'Europe du Nord ou de l'Ouest. Même si, à Bruxelles, il fait partie des socialistes européens, le Smer-SD peut être décrit comme un parti de la gauche populiste.

A l'automne, un scandale de financement occulte a provoqué la démission de la ministre de la Santé - seule femme du gouvernement - et du président du Parlement. Un hôpital public avait acheté des scanners bien au-dessus des prix du marché, peut-être au profit de la classe politique. Sur la place du Soulèvement national, emmenés par une superstar de hockey sur glace - le sport roi là-bas -, les Slovaques ont crié par milliers des «Fico en prison !» et entonné de nouveau les vieux chants de la «révolution de velours». Et, depuis son balcon présidentiel, Andrej Kiska a applaudi des deux mains. A peine arrivé à la tête du pays, il s'est par ailleurs empressé de se servir des quelques maigres pouvoirs que lui confère sa fonction - largement protocolaire - en refusant de nommer au Conseil constitutionnel des juges considérés comme incompétents. «Les Slovaques n'ont plus confiance en leur justice, c'est devenu dramatique», soupire-t-il.

«Avec l'arrivée au pouvoir de Kiska, on a quand même atteint un certain degré de maturité démocratique, veut croire, enthousiaste, le philosophe Fedor Blascak. Les différents candidats issus de la société civile avaient justement fait leurs armes en réaction au pouvoir autoritaire du Premier ministre Vladimír Meciar et de sa clique d'oligarques, dans les années 90. Nous sommes dans la continuité d'un processus solide et lent. Il nous faudra bien soixante ans pour atteindre un niveau de démocratie comparable à celui de la France, car on n'efface pas d'un seul coup de crayon des décennies de parti unique. On a déjà fait plus du tiers du chemin.»

Les stigmates du collectivisme

En attendant, le Président ne s’en cache pas, il orchestre lui-même la révolte citoyenne des antipartis. Lors des municipales qui ont suivi son élection, nombre de candidats sans étiquette ont été soutenus au plus haut sommet de l’Etat. Avec un résultat sans appel : désormais, 40% des élus locaux slovaques ne sont plus affiliés à aucune formation. Même à Bratislava, la capitale conservatrice : le nouveau maire, Ivo Nesrovnal, est un avocat séduisant, formé à Washington et qui a fait une belle carrière à Stuttgart, en Allemagne. Il a mis à terre le sortant dans les quinze derniers jours de campagne, en novembre, passant d’un anonymat presque total à une célébrité entourée d’une ferveur hystérique.

Trois mois avant les élections, il avait pris soin de quitter le parti chrétien-démocrate déclinant, au sein duquel il militait pourtant depuis plusieurs années. «Maintenant, mieux vaut se présenter sans étiquette, dit-il humblement avec le sourire - pas peu fier, toutefois, de montrer son immense bureau, décoré de dorures baroques. Les partis ont une image bien trop mauvaise auprès des électeurs.»

«Une sympathique envie de changement»

Comme son modèle, Kiska, le maire de Bratislava a fait campagne avec son propre argent, en promettant d'être «honnête» et de «travailler dur» pour améliorer modestement, avec les moyens du bord, le triste quotidien des gens, qui veulent que leur ville ressemble enfin à celles de l'Europe de l'Ouest, que les trottoirs ne soient plus défoncés, qu'on dégage la neige et qu'on fasse des zones piétonnières commerçantes. Qu'on ne voie plus, en somme, les stigmates laissés par le collectivisme. «Ce phénomène ne peut être que transitoire, remarque le politologue Grigorij Meserznikov. Je ne crois pas qu'une démocratie digne de ce nom puisse exister sans partis politiques. Plutôt que de persister dans cette voie, mieux vaudrait rénover le système actuel et renouveler le personnel des formations traditionnelles.»

Cette exotique Slovaquie est-elle un laboratoire de la nouvelle démocratie européenne, aussi essentiel à observer que la Grèce de Syriza ou l'Espagne de Podemos ? «Certains l'affirment sans rire, répond, pas vraiment convaincue, la sociologue Olga Gyarfásová, de l'université Comenius de Bratislava. Nous serions des pionniers ! Nous explorerions le futur de l'Europe ! Certes, ces résultats électoraux traduisent une sympathique et compréhensible envie de changement. Mais je pense qu'il faut nuancer l'analyse. Andrej Kiska et Ivo Nesrovnal ont surtout bénéficié de la prime à la nouveauté et de la volonté des électeurs de punir les sortants. Les Slovaques ont réalisé que la démocratie n'était pas une réponse universelle à tous leurs problèmes. Ils voient qu'on n'a toujours pas rattrapé le niveau de vie de l'Ouest. Ils trouvent les formations politiques apparues après l'indépendance trop rigides. En recherche d'alternatives, ils tâtonnent.»

Rares sont les études internationales sur la situation. Aux Etats-Unis, l'universitaire Kevin Deegan-Krause est l'un des seuls à s'y intéresser. Il observe l'évolution d'un œil soucieux : «Se doter d'un président au-dessus des partis, c'est super, dit-il. Mais je m'inquiète de l'arrivée de députés indépendants et de la multiplication de micropartis fondés par un seul homme, sans base solide et sans racines dans la société. Car ils meurent aussi vite qu'ils émergent et leurs électeurs sont perdus à jamais pour les partis traditionnels. Ils sortent définitivement du système.»

Déjà, les Slovaques sont ceux qui ont le moins voté aux dernières européennes (13% seulement). Kiska, Nesrovnal et les autres n'ont donc que quelques années devant eux pour prouver qu'ils peuvent changer la vie des gens par leur seule probité, sans réseaux et sans moyens. «On leur a déjà rendu leur dignité et, croyez-moi, c'est un pas essentiel», affirme le Président.

Photo Philipp Horak. Anzenberger