L’épisode est digne des moments de tension les plus forts de la guerre froide. Le 28 janvier, aux environs de 6 heures du matin , deux bombardiers Tupolev 95 (TU-95), surnommés les «Bear», les «ours» décollent d’une base aérienne sans doute située aux environs de Mourmansk. Une longue navigation aérienne, radio coupée, de près de neuf heures démarre alors, et qui va les conduire jusque dans la Manche, au plus près des côtes françaises.
Les deux bombardiers, conçus au moment du rideau de fer et derniers vestiges de cette époque d'affrontement entre l'Est et l'Ouest longent les côtes norvégiennes, viennent frôler le littoral anglais, saluent celui de l'Irlande avant de s'engouffrer dans la Manche. Tout au long de leur périple, les deux bombardiers n'enfreignent «aucune des règles de l'aviation civile», selon le colonel Jean-Pascal Breton, responsable du service d'information de l'armée de l'air. Même si, bien évidemment, ils n'avaient déposé aucun plan de vol.
Tout au long leur périple, les deux appareils ont été «accompagnés» par des chasseurs norvégiens F-16, puis par des Typhoon de la Royal Air Force (RAF). Mais leur incursion dans la Manche déclenche les émois de la chasse française. A 12h45, deux Mirage 2000, prépositionnés sur la base aéronavale de Lann-Bihoué, près de Lorient, dans le cadre de «la posture permanente de la sécurité aérienne », mission de veille destinée à assurer la sécurité de l'espace aérien français, décollent aussitôt pour aller saluer les deux visiteurs venus du froid. Vers 14h30, un Rafale de la base aérienne 110 de Creil reçoit un «alpha scramble», un ordre de décollage immédiat en urgence pour une mission de sécurité aérienne. Avec un beau «bang» en franchissant le mur du son au-dessus de cette ville de l'Oise puisque le Rafale rejoint les côtes françaises à vitesse supersonique. «Nous leur avons fait coucou et fait savoir que nous étions là», résume le colonel Jean-Pascal Breton.
«Il n’y a eu aucun incident»
Peu après cet incident, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, résumait l'incident avec ironie. «Nous leur avons fait savoir que nous les avions vus et qu'il était souhaitable qu'ils se retirent. C'est ce qu'ils ont fait», a déclaré le locataire de l'Hôtel de Brienne. «Nous n'avons pas trace d'incursion de ce genre depuis très très longtemps», précise le colonel Breton. Au cours de leur navigation, les deux ours russes ont su faire patte de velours. A aucun moment, les deux TU-95 n'ont violé aucun espace aérien national, volant toujours dans la limite des 12 milles nautique (22,22 kilomètres) constituant la limite de l'espace aérien et des eaux territoriales. Les ours ont fait demi-tour juste avant d'atteindre le passage de la Manche le plus étroit entre Douvres et le cap Gris-Nez, large seulement de 33 kilomètres. En pénétrant dans cette zone, ils violaient alors les espaces aériens français et anglais.
Même s'ils disposaient, à bord, de matériels de guerre électronique, de brouilleurs, à aucun moment ils n'en ont fait usage. «Ce qui aurait pu être considéré comme un acte hostile. Il n'y a eu aucun incident», souligne le colonel Jean-Pascal Breton. Pour les équipages des deux TU-95, au-delà de l'exercice de navigation grandeur réelle, il s'agissait à la fois de tester les défenses aériennes des différents pays «tangentés» et, surtout, de montrer que l'ours russe n'avait pas limé toutes ses griffes. Alors que la France se refuse toujours à livrer les bâtiments navals Mistral à la Russie et en pleine crise ukrainienne, les Russes ont, par cette démonstration, voulu montrer qu'ils restaient une grande puissance militaire.
Les 43 turbopropulseurs TU-95, avions à large rayon d’action (Alra) toujours en activité dans l’armée de l’air russe et dont la première mise en service remonte à 1956, sont des monstres capables de franchir une distance de 12 500 kilomètres à la vitesse de 925 km/h avec, dans leurs soutes, six missiles de croisières à tête nucléaire. Avec leur envergure de 50 mètres et une longueur de 49 mètres, ces ours-là ne passent pas inaperçus dans le ciel. Contrairement aux plantigrades des forêts sibériennes, ceux-là n’hibernent pas. La chasse française s’en est rendu compte.