Lorsque Jihad Moughnieh a été enterré à côté de son père Imad, dans un cimetière de la banlieue sud de Beyrouth, personne ne s'attendait à des funérailles d'une telle ampleur. Scandant «mort à l'Amérique» ou «Israël, ennemi des musulmans», une marée humaine a accompagné le cercueil du jeune homme, enveloppé dans le traditionnel drapeau jaune imprimé d'une kalachnikov noire, à travers ces quartiers pauvres qui sont sous l'emprise totale du Hezbollah. Jihad Moughnieh, tué le 18 janvier par un missile tiré par un hélicoptère israélien, n'était donc pas qu'un commandant parmi d'autres de la branche militaire du Parti de Dieu. Alors que la formation chiite a perdu nombre d'officiers en Syrie, les funérailles du jeune homme furent les plus importantes depuis l'assassinat de son père, à Damas, en 2008.
Ce père, Imad Moughnieh, était à lui seul un mythe vivant. Pendant environ vingt-cinq ans, il construisit et dirigea l’appareil militaire, sécuritaire et des renseignements du Hezbollah et signa ses attentats les plus meurtriers. Son fils Jihad n’avait pas une telle notoriété. Alors, pourquoi de telles funérailles ?
Jihad Moughnieh a été tué avec cinq autres combattants du parti chiite et plusieurs officiers iraniens, dont un général, alors qu’ils se trouvaient en reconnaissance en Syrie, dans la province de Quneitra (plateau du Golan), près de la frontière israélienne. En fait, dans la famille Moughnieh, rares sont les hommes qui ont mené une vie hors du jihad. Lors des condoléances, on reconnaissait un visage familier parmi les membres de la famille : Moustapha Badr ed-Dine, tout à la fois cousin, beau-frère et successeur d’Imad Moughnieh à la tête des opérations spéciales du Hezbollah. A ce titre, il est suspecté par le Tribunal spécial pour le Liban d’être «le principal organisateur» de l’attentat contre l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri, qui entraîna également, le 14 février 2005, la mort de 22 autres personnes et des blessures pour une centaine de passants. Il faisait donc l’objet d’un mandat d’arrêt international.
Prison. Il a à son actif nombre d'autres opérations terroristes, dont une contre les ambassades française et américaine au Koweït, le 12 décembre 1983, qui firent 6 morts et 86 blessés et lui valurent d'être condamné à mort par l'émirat - il put s'échapper de sa prison lors de l'invasion irakienne d'août 1990. Mais à Beyrouth, dans la banlieue sud, ce n'est pas un mandat d'arrêt, fût-il international, qui peut empêcher un haut responsable du Hezbollah de s'afficher en public.
De Jihad Moughnieh, on ne connaît pas vraiment le parcours. A peine sait-on son âge : entre 21 et 25 ans. Sa formation ? Très probablement en Iran, au sein de la force Al-Qods, la division d'élite des pasdaran (Gardiens de la révolution), chargée des opérations extérieures. Ses fonctions ? La direction des forces du Hezbollah sur le plateau du Golan. Certaines photos, diffusées par le parti, donnent des indications précieuses : on le voit en compagnie de Qasem Soleimani, le puissant chef d'Al-Qods. «Il a même assisté à l'enterrement de la mère de Soleimani en Iran», souligne un politologue libanais. Les Israéliens ont éliminé un homme que Téhéran préparait à de hautes fonctions au sein du parti chiite libanais. A preuve qu'il se trouvait dans la même voiture que le général tué par le missile israélien, Mohammad Ali Allahdadi. «Lui commandait à la fois les pasdaran engagés en Syrie et au Liban. En tuant en même temps un chef du Hezbollah et un autre des pasdaran, les Israéliens ont réussi un coup impérial», précise la même source libanaise. Dans la famille Moughnieh, il faut ajouter le frère d'Imad, Fouad, tué dans un attentat. Et le frère de Jihad, Moustapha, également dans les rangs du Hezbollah.
C'est dans ce contexte que le Washington Post vient précisément de publier une enquête sur l'assassinat d'Imad Moughnieh, en 2008. Jusqu'alors, la responsabilité du Mossad israélien ne laissait aucun doute. Or, le quotidien américain révèle que la CIA y a participé. C'est vrai que Washington comme Tel-Aviv avaient de bonnes raisons de tuer celui qui avait su transformer une petite milice en la plus forte armée arabe de la région, la seule à avoir battu Israël, en récupérant le Sud-Liban, en 2000.
C’est le même homme qui a bouleversé les tactiques de guérilla, faisant de l’attentat-suicide une arme stratégique. Américains et Français sont convaincus qu’il a été le cerveau des attentats contre le QG israélien à Tyr en 1982 (75 morts), le QG des marines à Beyrouth (241 tués) et le «Drakkar» en 1983 (58 parachutistes français tués). Plus les attentats contre le centre culturel juif à Buenos Aires, en 1994, plus… Son nom sera encore mêlé à l’enlèvement d’otages occidentaux. La CIA lui en voulait pour le kidnapping, le 16 mars 1984, la torture et l’assassinat, annoncé en octobre 1985, de son chef d’agence à Beyrouth, William Buckley. Les tortures firent l’objet de vidéos envoyées ensuite à l’agence. On le voit, l’Etat islamique n’a rien inventé.
Polices secrètes. On savait qu'Imad Moughnieh avait été tué par une voiture piégée dans le quartier ultrasécurisé de Kafar Soussé, près de Damas, après une rencontre avec des dirigeants syriens. L'opération fut minutieusement préparée : lui seul fut tué. Le Washington Post (édition du 30 janvier) précise que les Américains ont choisi la bombe, l'ont testée, mais que les Israéliens ont défini l'emploi du temps de Moughnieh.
Mais l’enquête ne lève pas tous les mystères. Comment les Américains ont-ils pu opérer à Damas, où les polices secrètes sont partout, s’installer dans un appartement proche du sien ? D’où l’hypothèse - non formulée par le quotidien - que des chefs de l’appareil sécuritaire syrien ont participé à l’opération. Pour se débarrasser d’un allié dont la puissance devenait gênante ou parce qu’il était le lien entre l’assassinat de Rafiq Hariri et les dirigeants syriens ? Ce qui expliquerait des règlements de compte ultérieurs au sein du régime, dont l’assassinat d’Assef Chawkat, un des hauts responsables des services secrets et beau-frère de Bachar al-Assad, le 18 juillet 2012.
La mort de Jihad Moughnieh n’est pas non plus sans mystère. Considéré comme particulièrement impénétrable, le Hezbollah compte des traîtres en son sein - son secrétaire général, Hassan Nasrallah, l’a admis. L’un d’eux a-t-il renseigné Tsahal de la présence du jeune chef sur le Golan ? Son père n’est plus là pour mener l’enquête.