Bernard Rougier est le directeur du Centre d’études économiques, juridiques et sociales, basé au Caire. Il vient de publier l’Egypte en révolutions (1).
Faut-il s’attendre à une longue implication militaire de l’Egypte en Libye ?
Oui, très probablement. L’implication de l’Egypte en Libye n’est d’ailleurs pas nouvelle. Nous savions que le président Abdel Fatah al-Sissi soutenait depuis cet été l’ancien général Khalifa Haftar dans sa lutte contre les Frères musulmans en Libye. Mais surtout, depuis sa prise de pouvoir, Al-Sissi veut gagner un pouvoir régional et se placer à l’avant-garde de la lutte contre les islamistes. L’assassinat choquant des coptes en Libye légitime cette stratégie et le discours actuel de l’Etat, qui se pose en défenseur face au terrorisme et au radicalisme. En ce sens, Daech [l’acronyme arabe de l’Etat islamique, ndlr] a rendu service au régime en diffusant cette vidéo atroce, convaincant les Egyptiens qui n’étaient pas d’accord. Nous allons désormais assister à une banalisation des bombardements aériens, avec un terrain libyen présenté comme une extension du terrain égyptien.
Quelles menaces le chaos libyen représente-t-il pour l’Egypte ?
Il y a une relation entre le Sinaï [où le groupe jihadiste Ansar Beit al-Maqdis, qui a fait allégeance à l'Etat islamique, est implanté] et la Libye, bien plus d'ailleurs qu'entre le Sinaï et Gaza. Il y a des filières de transport d'armes et de recrutement. Bombarder en Libye est donc une façon de lutter contre Ansar Beit al-Maqdis dans le Sinaï. L'Egypte veut aussi surveiller cette immense frontière libyenne qui reste le lieu de tous les trafics.
La vente de Rafale concrétise-t-elle un nouvel axe entre la France et l’Egypte ?
Oui, car Al-Sissi ne veut pas ressembler à Hosni Moubarak. Cela passe par une politique étrangère différente, qui repose sur une diversification des alliances extérieures pour ne pas dépendre uniquement des Etats-Unis. Cette volonté de réaffirmer l’indépendance de l’Egypte est très populaire. Il ne faut pas oublier que les médias assimilent la révolution de 2011 à un complot orchestré par Washington qui a finalement fait perdre quatre ans à l’Egypte en termes de développement économique.
Et du point de vue de la France ?
La vente des Rafale constitue une sorte de rectificatif de sa politique de soutien à la révolution libyenne de 2011. L’Egypte avait alors considéré que Paris contribuait à ouvrir une boîte de Pandore et risquait d’accroître la prolifération des armes et du radicalisme dans la région.
Peut-on également parler d’un nouvel axe stratégique entre l’Egypte, l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis ?
Sans aucun doute. L’objectif est de contrer la Turquie et, dans une moindre mesure, le Qatar. Autrement dit, de lutter contre les Frères musulmans. C’est d’ailleurs une constante des politiques étrangères arabes qui se définissent avant tout par rapport à un ennemi intérieur. Pour autant, il n’est pas question pour le pouvoir égyptien d’encourager les réseaux religieux wahhabites saoudiens en Egypte.
Quels sont les risques de ces nouvelles alliances pour l’Egypte ?
Le principal danger est que la manne financière du Golfe diffère la conclusion d’un pacte social entre l’Etat et la société, qu’elle dispense le pouvoir de négocier au plan intérieur. Les élections de mars prochain auraient dû y participer, mais elles sont vues comme une nécessité institutionnelle, un moyen de finaliser la feuille de route vis-à-vis de la communauté internationale après le coup de force d’Al-Sissi du 3 juillet 2013, mais pas comme un moment important de la vie politique. L’autre problème est que le poids de l’économie militaire ne diminuera pas. C’est en contradiction avec la nécessité de libéraliser et de rationaliser l’économie égyptienne.
Le pouvoir autoritaire d’Al-Sissi est-il solide ?
Il est impossible de faire des prévisions à deux ou trois ans. Pour se différencier de Moubarak, Al-Sissi n'a pas voulu se reposer sur un grand parti présidentiel, comme l'était le Parti national démocratique. Mais le problème est qu'il n'a plus de canaux de communications avec la société. Il doit trouver une manière de recréer des liens. Il y a également un risque d'aliénation politique des paysans pauvres de Haute Egypte, gagnés par le salafisme, qui avaient fait élire Mohamed Morsi [le précédent président égyptien lié aux Frères musulmans]. Ils ne sont aujourd'hui plus du tout intégrés et représentés dans le système politique. On voit déjà des mouvements de contestation localisés, notamment dans des quartiers salafistes du Caire.
(1) «L’Egypte en révolutions», sous la direction de Bernard Rougier et Stéphane Lacroix, éd. PUF, janvier 2015, 224 pp., 27 €.