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Libération
Interview

Olivier Compagnon : «On en revient à la tradition de pratique autoritaire du pouvoir»

Olivier Compagnon est spécialiste de l’Amérique latine contemporaine.
publié le 18 février 2015 à 20h06

Historien spécialiste de l'Amérique latine contemporaine, Olivier Compagnon est professeur à l'Institut des hautes études d'Amérique latine (université Sorbonne nouvelle Paris-III). Il a publié en 2013 l'Adieu à l'Europe, l'Amérique latine et la Grande Guerre (Fayard).

La marche silencieuse de mercredi est une initiative des magistrats. Cette démarche du monde judiciaire a-t-elle des précédents en Amérique latine ?

Très peu. Elle s’est produite sous une forme différente au Chili à la fin des années 90, quand des consignes étaient données aux juges de ne pas enregistrer les nombreuses plaintes de familles de disparus ou de victimes de la dictature. Il y a eu des mouvements de magistrats pour dénoncer ces pratiques. Des mobilisations comparables ont eu lieu au Mexique dans les années 90. Ces initiatives touchent des pays où le principe de la séparation des pouvoirs était bafoué au nom d’une prétendue raison d’Etat.

Cette situation est-elle nouvelle en Argentine ?

Au contraire, elle relève d’une vieille tradition. La mainmise du politique sur la justice s’inscrit, certes, dans une forme d’exercice du pouvoir de plus en plus autoritaire de la part de Cristina Kirchner, mais elle renvoie aussi à la dictature militaire, et au péronisme, dans les années 40. Voire aux régimes autoritaires qui ont précédé le péronisme.

Croyez-vous à la thèse de services secrets qui agissent hors de tout contrôle du gouvernement ?

C’est le pouvoir exécutif qui contrôle les services secrets : ils en sont le bras armé au moment où celui-ci décide d’outrepasser le fonctionnement traditionnel de la démocratie. On en revient à la tradition de pratique autoritaire du pouvoir. Ce sont certes des démocraties qui sont en place presque partout en Amérique latine, mais dans de nombreux cas, la très forte personnalisation du pouvoir doit être pensée comme un héritage des temps longs.

Et un contexte de crise comme celui qui prévaut en Argentine est propice à ces dérives autoritaires.

Au-delà de l’émotion après la mort du procureur Alberto Nisman, qu’est-ce qui pousse les Argentins à se joindre ainsi à la marche silencieuse ?

Le contexte économique pèse fortement. En 2011, la croissance était de 8,6% en Argentine. Le pays est entré en récession en 2014 [-1,5%] et la prévision pour 2015 est de -1%. La situation est vécue de façon dramatique par les classes moyennes. La croissance des années 2000 leur avait permis de retrouver leur niveau de vie perdu pendant la période néolibérale, maintenant ils repartent en arrière. On a tenu des discours très optimistes jusqu'au début des années 2010 sur l'Amérique latine, sur la capacité de certains Etats à redistribuer une partie des fruits de la croissance. Mais la chute actuelle des prix des matières premières montre qu'on est dans des situations socio-économiques très fragiles.

Comment joue le contexte préélectoral, avec une présidentielle, le 25 octobre, à laquelle Cristina Kirchner ne se représentera pas ?

A la dynamique d’épuisement du projet kirchnériste s’ajoute l’absence de perspectives électorales. Les nébuleuses du péronisme, ses différents courants, s’affrontent pour la succession de la présidente, sans favori clair. Ni la droite libérale ni la social-démocratie, avec le vieux parti radical UCR, ne proposent d’alternative crédible. La gauche pas davantage. L’avenir politique du pays est un grand point d’interrogation. Seule certitude : l’extraordinaire capacité du péronisme à verrouiller le jeu politique. Grâce à des réseaux de fidélités noués sur des temps longs et qu’il est très difficile de dénouer. Une incarnation du clientélisme en politique qui se joue des clivages idéologiques : la révolution néolibérale a été menée par un péroniste, Carlos Menem, et sa quasi-négation a été incarnée par un autre péroniste, Nestor Kirchner. On peut établir un parallèle avec le PRI au Mexique. Quand il a été exclu du pouvoir, ses réseaux clientélistes n’ont pas été démantelés, et lui ont permis de revenir aux affaires.