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Libération
Enquête

Aux sources de Boko Haram

Passé d’une lutte contre les injustices sociales à un jihad qui s’en prend d’abord aux civils, la secte nigériane sème le chaos dans la région du lac Tchad.
Tandis que les Nigérians déjà débarqués à Baga Sola sont emmenés en direction du camp de Dar-es-Salam, d’autres attendent leur ration de nourriture. Les gendarmes, eux, confisquent les machettes ou autres objets qui pourraient servir d’armes. (Photo Olivier Laban-Mattei. MYOP pour UNHCR)
publié le 26 février 2015 à 20h06

«Au début, Abubakar Shekau [leader de Boko Haram, ndlr] était un bon samaritain, souffle Abba Aji Kalli, un habitant de Maiduguri, la capitale de l'Etat de Borno. Même moi, j'ai eu envie d'adhérer à Boko Haram.» A l'autre bout de la ligne téléphonique, la voix d'Abba Aji Kalli, père de 14 enfants, polygame et musulman pratiquant, est peu audible. Il chuchote. Aujourd'hui, il risque sa vie pour défendre sa ville et sa famille contre les terroristes. Depuis 2012, il est l'un des chefs de la Civilian Joint Task Force, les milices civiles formées par l'Etat de Borno pour combattre Boko Haram aux côtés d'une armée nationale sous-payée, inefficace et apeurée par la barbarie du groupe.

«Grand orateur». Kidnappings, attentats, tueries représentent le quotidien des habitants du nord-est du Nigeria. Boko Haram a poussé l'horreur à utiliser, une fois encore, une fillette de 7 ans comme kamikaze, sur le marché de Potiskum, faisant au moins 5 morts et une vingtaine de blessés dimanche. Toujours à Potiskum, 17 personnes ont été tuées mardi lors d'une attaque à la bombe, alors qu'une autre explosion retentissait dans la grande ville de Kano.

«Mohamed Yusuf [le fondateur de la secte, ndlr] était un grand orateur, poursuit Abba Aji Kalli. Aux débuts des années 2000, il faisait des prêches dans la ville en répétant "Boko is haram ! Boko is haram !" [l'Occident est pêché !]. Il se battait contre l'injustice sociale, il voulait une société basée sur l'islam strict, mais ne parlait pas de jihad.»

Dans l'Etat de Borno, on pratique la charia depuis 1999, les enfants vont à l'école coranique tous les après-midi, les femmes portent toutes le hijab et doivent utiliser des transports en commun différents de ceux des hommes. «Mais quand il n'y a plus de place, on peut monter avec eux, raconte la dernière épouse d'Abba Aji Kalli. Encore heureux !» La jeune femme est voilée jusqu'aux yeux, mais elle est obstétricienne. Eduquée et pratiquant la médecine «occidentale», elle est une cible privilégiée de Boko Haram. La charia appliquée au Nigeria reste sous contrôle de la loi fédérale et n'est pas celle dont voulait Yusuf. Celui-ci dénonçait surtout la corruption des élites politiques et religieuses du Nord, largement enrichies par l'argent du pétrole, dès lors qu'elles accédaient au pouvoir.

Frustrations. John Luka, un chrétien originaire du nord-est du Nigeria, une région à majorité musulmane, a vu ses amis de l'université de Maiduguri adhérer en masse au mouvement dans les années 2000. Il estime que «près de 40% des étudiants de la fac étaient alors des sympathisants» : «Yusuf utilisait les frustrations d'une jeunesse pauvre, éduquée ou non, qui se sentait abandonnée par le pouvoir central et ne trouvait pas de travail.»

La secte s'enrichit rapidement grâce aux donations des fidèles, de la même manière que les Eglises évangélistes ponctionnent les chrétiens dans le sud du pays. «A cette époque, les attaques de Boko Haram étaient très ciblées [contre des policiers, des prostituées ou des revendeurs d'alcool], mais ce qui dérangeait vraiment, c'était la verve de Yusuf contre le gouvernement. A chaque fois qu'il était arrêté, les services de sécurité n'arrivaient pas à trouver les preuves pour mettre en cause Boko Haram dans ces exactions, ça les rendait fous.»

A chaque sortie de prison, Yusuf a encore plus de soutien. «Des voitures le suivaient en convoi dans les rues de Maiduguri, les gens l'acclamaient. C'est pour cela qu'il a été assassiné. Ils pensaient que sa mort suffirait à tuer le mouvement.»

Le 30 juillet 2009, Mohamed Yusuf est assassiné devant un commissariat, sans procès. Dans un dernier interrogatoire, filmé au téléphone portable, on le voit torse nu, affaibli, à la merci des policiers qui l'entourent. La vidéo attise les colères et les frustrations. Le gouvernement nigérian, par la voix de sa ministre de l'Information, se dit «content» : «Yusuf arrêtera de laver le cerveau de nos jeunes», déclare à l'époque Dora Akunyili.

Pamphlet. Mais Maiduguri plonge aussitôt dans le chaos, avec plusieurs centaines de victimes en cinq jours. La mort du père fondateur avait laissé la place à son numéro 2, Abubakar Shekau. Selon des témoignages d'anciens membres de Boko Haram, les tensions étaient déjà fortes au sein du mouvement. Shekau, dit-on, voulait engager la secte dans un jihad plus offensif, contre l'avis de son mentor. Au lendemain de sa mort, la secte fait publier un pamphlet menaçant de rendre le pays «ingouvernable» et de venger la mort de son leader. «Le Nigeria avait déjà eu affaire à des mouvements islamistes radicaux, notamment dans les années 80, explique Daniel Bach, directeur de recherche au CNRS, en poste à l'époque au Nigeria. Le gouvernement central pensait régler le problème de la même manière avec Boko Haram, par la violence, en matant le mouvement.»

Mais en 2009, le monde a changé. Les mouvements islamistes sont devenus une nébuleuse mondiale. Al-Qaeda fait peur. Par opportunisme sans doute, Boko Haram se rallie à sa cause, et Abubakar Shekau disparaît pendant près d’un an. Serait-il parti s’entraîner dans des camps, aux côtés des shebab somaliens ? Aurait-il demandé des financements et des armes à ses frères jihadistes sur le continent ? Personne ne peut en être certain.

A son retour à Maiduguri, les règles du jeu ont changé. Abba Aji se souvient : «Les fidèles de Boko Haram ont commencé à porter des uniformes. Il y avait différentes couleurs sur leur manche, comme s'ils avaient des grades militaires. Là, on s'est dit que cet homme avait un plan.» La secte secrète devient un groupe terroriste radical. Selon Daniel Bach, du CNRS, «les objectifs de Boko Haram ne sont pas figés. Ils se créent au fil des opportunités, dans un contexte global». Dès 2010, la secte se finance en attaquant des banques, en faisant des kidnappings contre rançon et mène des raids contre des prisons pour libérer ses combattants. Le front libyen et la porosité des frontières autour du lac Tchad permettent au mouvement terroriste de s'approvisionner en armes. Shekau suit la trajectoire d'autres courants jihadistes, en les mimant parfois de manière grotesque. En août, au lendemain de la proclamation de l'Etat islamique (EI) en Irak, il annonce lui aussi vouloir fonder son «califat». L'EI n'a jamais fait référence à un quelconque soutien à Boko Haram, mais la course à l'horreur est lancée.

Au début de cette année, la secte nigériane se met activement à la propagande sur les réseaux sociaux. Les dernières vidéos postées sur Twitter n’ont plus rien à voir avec les prises de vue amateurs, floues, inaudibles qui ressemblaient plus à un mauvais film de «Nollywood» qu’à une déclaration de guerre. Ils utilisent désormais des effets spéciaux et sous-titrent les propos de leur leader en anglais et en arabe, surfant sur leur nouvelle notoriété mondiale. Le 17 février, le groupe menaçait directement les chefs d’Etat voisins (Tchad, Cameroun, Niger et Bénin), impliqués dans la lutte armée contre les terroristes, ainsi que François Hollande, engagé avec ses alliés francophones de la région.

Magie noire. Le mode de recrutement de Boko Haram semble également avoir radicalement changé depuis l'époque de Yusuf. Il ne se fait plus par l'idéologie, mais par la violence - des kidnappings -, la menace, la magie noire ou en échange d'argent et d'un mariage. «La promesse d'une épouse pour les combattants est un argument de mobilisation important dans des villages très pauvres, où les hommes ne peuvent pas payer de dot, analyse Jean-François Bayart, directeur de la chaire Afrique à l'université de Rabat et spécialiste de l'islam. Cela signifie aussi qu'il y a un vrai objectif social derrière Boko Haram.»

Même si le mouvement reste avant tout un problème nigérian, Boko Haram s'est régionalisé, en étendant son territoire d'abord au nord du Cameroun, puis en menaçant le Tchad par le poste militaire de Baga, proche de la frontière (lire page 7). Plus récemment encore, le sud du Niger a été victime d'exactions. Une tactique ambitieuse qui pourrait causer la perte de Boko Haram. «Pendant de nombreuses années, Boko Haram a utilisé le nord du Cameroun comme base de repli, explique Samuel Nguembock, spécialiste des questions de sécurité et de défense pour l'institut Thinking Africa. Il n'y avait pas vraiment de réaction de Yaoundé, puisque c'est une région enclavée et, surtout, l'armée n'était pas prête. Mais après l'enlèvement de la famille Moulin-Fournier en février 2013, la communauté internationale s'est enfin réveillée.» Ne pouvant être sur tous les fronts, Boko Haram semble fragilisé par la récente mobilisation régionale. La semaine dernière, l'armée nigériane a affirmé avoir repris le contrôle de Baga.

Humiliation. Il n'existe pas de chiffres exacts, mais on estime que Boko Haram ne compterait pas plus de 10 000 hommes. 10 000 combattants seulement, qui ont pourtant réussi à faire les Etats de Borno, de Yobé et d'Adamawa (équivalents à un tiers du territoire français), une zone totalement hors de contrôle. Seule la ville de Maiduguri, défendue par ses milices, a réussi à chasser les terroristes. Selon Adam Higazi, chercheur pour le King's College à Cambridge qui a réalisé une longue enquête de terrain, la formation de ces forces civiles a transformé le mouvement de Boko Haram en profondeur : «Jusqu'en 2012, la population du Nord se retrouvait prise en étau entre la secte et l'armée nigériane. Les jeunes qui ne soutenaient pas le pouvoir central se tournaient vers Boko Haram. Désormais, ils s'engagent contre eux. C'est pour cela aussi que les terroristes s'attaquent à la population, même s'ils sont musulmans comme eux.»

Dans un contexte électoral, le chaos provoqué par la secte terroriste est la preuve de l’échec du président Goodluck Jonathan. Le gouvernement nigérian a toujours nié le problème, le laissant s’aggraver. Tant que la guerre dans le Nord n’entravait pas le formidable succès économique du Sud… Mais le retentissement médiatique mondial, la mobilisation de ses voisins, et l’horreur des attaques ont été une humiliation terrible pour Goodluck Jonathan.

L'élection présidentielle, repoussée à la fin mars (officiellement pour des raisons de sécurité), pourrait porter au pouvoir le général Buhari, chef de l'opposition. Musulman, il est très populaire dans un Nord qui se sent abandonné. Le général Buhari connaît les rouages des services de sécurité, ce qui permettrait sans doute de lutter plus efficacement contre Boko Haram et d'endiguer la corruption qui gangrène l'armée. Pour Abba Aji Kalli, qui n'a jamais quitté Maiduguri, l'élection du général Buhari serait «un cadeau de Dieu». En attendant, Goodluck Jonathan a promis d'arrêter Shekau avant la date du scrutin. Après des années d'inaction et de déni, le Président a pris soin de rajouter : «Si Dieu le veut.»