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grand angle

Aux jeunesses poutiniennes, le père est à venir

A Moscou comme dans onze villes russes, les «leaders de demain», des jeunes de 18 à 25 ans, sont enrôlés par le mouvement Set pour célébrer la grandeur nationale russe et le culte inconditionnel de Vladimir Poutine.
publié le 27 février 2015 à 17h26

Assis en cercle sur des fauteuils poires multicolores, une dizaine d'étudiants, visiblement sélectionnés en fonction de leur look tant ils ont tous l'air sympathiques et décontractés, écoutent attentivement «Sergueï», comme l'indique le Post-it collé sur la poitrine de l'orateur, un gaillard blond de 29 ans à la barbe soigneusement taillée. «Je veux que vous compreniez quelles sont les stratégies de cette guerre, sa logique profonde» - Sergueï Mikaev parle de la confrontation entre la Russie et l'Occident.

«Poutine, une catégorie philosophique»

Il est «recruteur», les étudiants sont donc de potentielles recrues, payées l’équivalent de 5 euros pour participer à ce groupe de discussion. Nous sommes à Set, «réseau» ou «filet» en russe, un mouvement de jeunesse pro-Kremlin nouvelle génération, entre le Komsomol (jeunesses communistes) et le collectif de jeunes patriotes branchés, installé au dernier étage d’une belle rotonde en brique brune, dans l’un des clusters artistiques de Moscou. Beaucoup de fenêtres, presque pas de murs, déco high-tech… dans une atmosphère feutrée de travail et de créativité, des jeunes aux cheveux ébouriffés et lunettes à montures épaisses, perchés sur des tabourets de bar, sont concentrés sur leur ordinateur portable ; d’autres, à l’allure tout aussi hipster, sont avachis dans des poufs et tapotent sur leur iPhone. Dans un coin, un shooting de mode. Un peu plus loin, un peintre pose les derniers coups de pinceau sur une grande toile… On se croirait de prime abord dans les bureaux spacieux d’une start-up de webzine qui abriterait un atelier d’artistes. Avant de comprendre qu’il s’agit en fait d’une sorte de temple voué au culte de Vladimir Poutine.

Le président russe est partout, en grand : vêtu d'une peau d'ours, en train de nager avec des dauphins, en super-héros judoka, en jeune matelot portant l'uniforme de la marine. «Poutine est une catégorie philosophique. Poutine est un symbole qui englobe tout, c'est la projection des Russes aujourd'hui. Tout ce qui arrive en Russie est lié à Poutine», explique Mikaev, qui est aussi l'un des architectes du projet - et qui confirme un peu plus l'impression d'être tombé sur une secte.

Au fondement de Set, un manifeste auquel chaque membre doit adhérer : «Nous sommes à un carrefour historique […]. L'une des routes nous permet de devenir adultes et de tourner notre amour et notre reconnaissance vers le père pour nous avoir donné une dignité […]. Le chemin sous la guidance paternelle n'est pas celui d'une controverse avec le père, mais avec le monde ouvert devant nous, un débat dans lequel nous sommes avec le père, de concert avec lui. Nous ne combattons pas le pouvoir du père, nous le partageons…» et ainsi de suite sur plusieurs paragraphes.

«Une nouvelle vie d’amour et de gratitude»

Le père, Vladimir Poutine, est aussi«le concept paternel, une force nourrissante, qui engendre une nouvelle vie d'amour et de gratitude». Les créateurs du mouvement Set ont choisi cette figure pour attirer dans leurs filets leur public cible : des jeunes de 18-25 ans, nés après la chute de l'URSS, qui n'ont connu d'autre leader que Vladimir Poutine. Et dont beaucoup ont grandi dans des familles éclatées. Comme Anastasia Melnik, la porte-parole du mouvement. «Beaucoup d'entre nous n'en ont pas eu, de père. Notre manifeste décrit l'image d'un père parfait, qui nous guide. Poutine est fort, il montre l'exemple, comment se comporter dans diverses situations, c'est un leader. Il défend sa famille. C'est le père que chacun aimerait avoir», récite doctement cette jeune femme avenante de 24 ans.

Le projet Set a été lancé fin 2013 sur les débris de l'organisation pro-Kremlin Nachi, un de ces mouvements de jeunesse poutinienne financés et dirigés par l'administration présidentielle dans les années 2000, dont l'objectif premier était de contrer en Russie les «révolutions de couleur» qui avaient défié le pouvoir en place dans les pays voisins, en Ukraine, en Géorgie ou au Kirghizistan. Au fil des ans, les Nachi ont rassemblé jusqu'à 100 000 militants à travers la Russie et se sont distingués par des opérations de masse bruyantes et agressives, avec étendards, slogans et uniformes, au point d'être comparés aux Jeunesses hitlériennes et de nuire, in fine, à l'image présidentielle.

Set, au contraire, est un groupe «de chambre» de 1 000 membres triés sur le volet. Les étudiants se réunissent souvent après les cours dans des bureaux cossus de onze villes russes, de Kaliningrad à Vladivostok, et réfléchissent aux moyens modernes (réseaux sociaux, street art, jeux, performances) de rendre «cool» le patriotisme et le culte de Poutine, qui sont d'ailleurs synonymes.

Fini les bruyantes actions de rue, le parasitage des manifs de l'opposition à coups de cortèges avec des tambours assourdissants, le harcèlement des «ennemis» du Kremlin… «Nous privilégions désormais la qualité à la quantité, explique Makar Vikhliantsev, un ancien commissaire des Nachi et cofondateur de Set. Les grandes structures et les événements de masse ne nous intéressent plus.» D'autant que le mouvement de contestation s'est essoufflé depuis le retour de Poutine au Kremlin, en 2012. Le pouvoir a trouvé d'autres moyens pour intimider l'opposition, dont une série de lois draconiennes limitant le droit aux rassemblements, accompagnée d'arrestations et de procès exemplaires d'opposants.

Bon petit soldat

Tout récemment, une nouvelle organisation gouvernementale s'est chargée de faire passer à la «cinquième colonne» l'envie de manifester : le mouvement Anti-Maidan, composé de motards et de cosaques, a défilé dans le centre de Moscou samedi 21 février, avec des slogans anti-Ukrainiens, anti-Occidentaux et pro-Russes, pour marquer le premier anniversaire des événements sanglants sur la place de l'Indépendance de Kiev. «Nous ne participons plus à ce genre d'opérations, prévient Vikhliantsev, mais nous soutenons l'initiative.»

La raison d'être des Nachi ayant disparu, il a fallu réformer le concept. Le soft-power est venu remplacer la propagande musclée. Set offre une plate-forme d'expression à de jeunes designers, cinéastes, peintres, et musiciens, au patriotisme décomplexé, qui célèbrent la grandeur nationale russe en défiant l'hégémonie culturelle occidentale à travers leurs films, vêtements, photos, peintures et autres installations. «Nous cherchons de nouvelles images de la Russie. Nous nous révoltons contre les clichés véhiculés par l'Occident, surtout les Etats-Unis. Le monde continue de penser avec de vieux stéréotypes ours-vodka-balalaïka, mais la Russie a changé», explique Anastasia Melnik. Quelle est cette Russie nouvelle ? «Un Etat fort, puissant et confiant. Et un peuple tout aussi confiant et fort», répond en bon petit soldat le designer Dmitri, beau gosse de 22 ans.

L’exploit de l’annexion en Crimée

En reprenant à son compte la réécriture triomphaliste de l'histoire russe par les idéologues du Kremlin, Set célèbre les victoires du Président : sur le chaos des années 90 ; sur le sport, avec les Jeux olympiques de Sotchi ; sur l'injustice historique avec la réappropriation de la Crimée… «Poutine a restauré la dignité, la foi, la fierté en notre pays, un pays désormais victorieux sur beaucoup de fronts», ne se lasse pas Melnik. Ce culte de la personnalité, hérité des Nachi, a reçu un coup de vernis avec l'annexion de la Crimée, considérée comme le plus grand exploit de Vladimir Poutine. Set se vante d'avoir inventé et largement diffusé l'expression «les gens polis», surnom donné aux soldats russes sans insigne qui ont envahi la péninsule ukrainienne en février 2014. Depuis, les militants ont largement recours à ce nouveau symbole dans les défilés de mode, les peintures murales géantes sur les façades d'immeubles et même dans un abécédaire patriotique à destination des écoles russes.

Sensibles à l'air du temps, les architectes de Set ont élaboré des méthodes d'enrôlement et d'expression plus sophistiquées, car elles s'adressent à une nouvelle génération, qui n'a pas connu le désordre économique et politique des années 90. «La génération Poutine» a grandi dans un pays «stable» (maître-mot du régime poutinien), sur les réseaux sociaux, smartphone au bout des doigts. «Nos activistes aujourd'hui sont d'une étoffe incomparablement meilleure qu'auparavant. Ils sont tous éduqués, créatifs. Par rapport à ceux d'il y a dix ans, ils sont plus libres, dans leur façon de parler, de se comporter», se félicite Makar Vikhliantsev, dont le but est de former d'ici dix ans une quinzaine de représentants célèbres de la Russie «avec la même force de frappe médiatique que Madonna» - à laquelle il ne pardonne pas d'avoir publiquement pris la défense des homosexuels lors d'un concert à Saint-Pétersbourg, en 2013, après l'adoption d'une loi homophobe par le Parlement russe.

Prix «Poutine» au festival de cinéma patriotique

Dans le cadre de la formation des leaders de demain, Set dispense à ses membres des cours de rhétorique, géopolitique, «technologies de la manipulation des masses». Pour l'instant, le rayonnement planétaire des recrues de Set n'est pas encore acquis, mais l'organisation sert déjà d'ascenseur social. Les jeunes gens les plus prometteurs dénichés dans les villes de province sont invités à Moscou. Comme Evgueni Koulik, un jeune réalisateur d'Ekaterinbourg, auteur d'un documentaire racontant l'exploit d'un officier de la Stasi, en 1989, à Dresde. «C'était pendant les désordres de rue qui ont suivi la chute du mur de Berlin. Il est sorti sur le parvis du bâtiment des services secrets pris d'assaut par la foule et il a dit qu'il le défendrait au prix de sa vie. Cet officier, c'était Vladimir Vladimirovitch Poutine», raconte Koulik, rempli d'admiration pour cet homme «qui n'abandonnera sûrement pas son pays s'il était prêt à mourir pour un bâtiment». Son film, le Choix, a remporté le prix d'un festival de cinéma patriotique organisé par Set en Serbie et chaperonné par le très russophile Emir Kusturica, dans la catégorie «Poutine» (il y avait aussi les catégories Patrie, Famille, Charité ou Peuple). Aujourd'hui, Koulik étudie à l'école de cinéma de Set, dont l'objectif est de soutenir «ceux qui vont interpréter les événements et les destins de manière véridique, et non pas comme cela arrange nos "amis" américains et européens», clame le site internet.

La créatrice Anna Kreydenko, elle, veut briller dans le monde de la mode. La jeune femme brune au physique de top-model présente sa collection de vêtements imprimés avec des motifs empruntés au rouble, «l'un des symboles forts de la Russie». Après avoir conquis les podiums en Crimée, à l'occasion d'un défilé organisé par Set l'été dernier, elle a participé à la Fashion Week de Paris. Kreydenko, à l'instar de ses acolytes, chante le même refrain sur «les représentations véridiques de la Russie» et, comme certains, elle semble davantage mue par ses ambitions professionnelles que par des convictions politiques profondément mûries. Set lui offre un espace de travail, tous les matériaux nécessaires à sa création, organise les shootings et les défilés et se charge de la communication, en la tenant à l'écart, assure-t-elle, de l'aspect financier. Du reste, à Set, on élude toutes les questions d'argent, qui ne semblent pas manquer comme en témoignent les bureaux et le matériel à la disposition du groupe.

Makar Vikhliantsev refuse de révéler l'origine des financements, en vertu d'une «promesse faite aux sponsors». Il finit par lâcher à demi-mot qu'il s'agit d'une ou plusieurs entreprises proches du pouvoir. Selon une enquête du journal Novaïa Gazeta, le projet est financé directement par le Kremlin, via des compagnies publiques ; la source interrogée estime l'investissement annuel à 25 millions d'euros. Les liens exacts entre Set et l'administration présidentielle sont difficiles à déterminer, mais ils existent, admet Vikhliantsev. «Guidance» est le terme qu'il choisit pour décrire le rôle joué auprès de Set par les hommes du Président tels que Pavel Zenkovitch, le responsable des projets sociaux, ou Oleg Morozov, le directeur du département de politique intérieure du Kremlin.