Au bout du pont Moskvoretsky qui mène à la place Rouge, un gros monceau de fleurs fraîches, quelques bougies, des photos. Et tout autour, une foule compacte en recueillement, visages tirés et yeux rougis. Vendredi soir, alors qu’il rentrait chez lui, l’opposant Boris Nemtsov a reçu quatre balles dans le dos. Sous les murs du Kremlin. Les tueurs sont passés en voiture, ils ont tiré à bout portant. L’homme de 55 ans a succombé à ses blessures sur place.
Boris Nemtsov n’était peut-être pas le leader absolu l’opposition anti-Poutine de ces dernières années, mais il en était un vétéran et un parrain, le visage le plus connu du grand public, un des seuls qui avait réellement pratiqué le pouvoir dans la Russie post-soviétique, à Moscou et en province. Après avoir brièvement soutenu Vladimir Poutine à son arrivée au Kremlin, l’ancien vice-premier ministre de Boris Eltsine et gouverneur de Nijni-Novgorod a radicalement viré de bord. Nemtsov a été de toutes les manifs anti-Poutine avant qu’elles ne deviennent à la mode et ne soient autorisées, et bien avant l’apparition d’Alexei Navalny, qui l’a rapidement éclipsé en raflant le titre d’opposant numéro 1 au Kremlin. Nemtsov n’a jamais cessé de critiquer avec une virulence parfois théâtrale, mais toujours irréductible, Poutine et sa clique, publiant des rapports sur la corruption de l’État russe, et ne désespérant pas de revenir un jour dans le grand jeu politique. Pour autant représentait-il un réel danger pour le Kremlin, au point de le faire tuer ?
Un trublion, mais pas une véritable menace
Son parti, RPR-Parnas, dont la plate-forme libérale et démocratique propose une alternative au système centralisé et autoritaire de Poutine, n'a jamais réussi à franchir la barre des 5% pour entrer au Parlement. En 2009, Nemtsov avait fait campagne pour devenir maire de Sotchi, en vain. Il a bien publié de nombreux rapports sur la corruption des élites russes, et surtout du clan Poutine, notamment autour des JO de Sotchi. Selon l'un de ses proches camarades, Iliia Iachine, Nemtsov était en train de préparer un autre bulletin dénonçant la présence de soldats et d'armes russes dans l'Est de l'Ukraine… Mais malgré son charisme, son énergie et son courage, dans le système extrêmement vissé instauré par Vladimir Poutine, dans lequel la véritable opposition est repoussée dans les arrière-cours de l'espace public et n'a jamais accès à l'arène politique, Boris Nemtsov était certes un trublion, mais pas une véritable menace, s'accordent les experts. Et confirme le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov : « Si l'on compare à la côte de popularité de Poutine et du gouvernement, en gros, Boris Nemtsov était à peine plus qu'un citoyen de rang moyen », a-t-il commenté ce samedi.
Vladimir Poutine, quant à lui, a immédiatement réagi en déclarant que « cet assassinat brutal portait les marques d'un meurtre commandité et avait tout d'une provocation ». Il prend aussi l'enquête sous sa responsabilité personnelle. « Voilà qui devrait rassurer », ironise-t-on sur les réseaux sociaux. En 2012, juste avant de revenir au Kremlin pour un troisième mandat, Poutine avait prévenu que les ennemis de la Russie « cherchent une "victime sacrée" parmi les gens célèbres. Ils le butteront eux-mêmes puis ils accuseront le pouvoir [russe] », avait-il prédit. Plus récemment, en mars dernier, au moment où la Russie s'emparait de la Crimée, le président russe a prévenu de l'existence menaçante d'une « cinquième colonne » composée de « nationaux-traîtres ». Une allusion transparente à ses détracteurs, tel Boris Nemtsov.
Climat de haine
Les médias officiels et autres porte-paroles du pouvoir n'attendaient que ça. Les présentateurs des chaînes fédérales ont inlassablement distillé ces termes, laissé déborder de propos agressifs et dénigrants les talk-shows et présenté des « documentaires » diffamatoires sur tous ces « antipatriotes à la solde de Washington ». La guerre en Ukraine polarisait la société russe, tandis que la rhétorique à l'égard de « tous ceux qui sont contre nous » devenait de plus en plus venimeuse. Le pouvoir russe a même fini par laisser advenir un bras armé, le mouvement « Antimaidan » - une meute de motards, Cosaques et vétérans de la guerre d'Afghanistan ultra-patriotes, anti-ukrainiens et anti-occidentaux, dont l'objectif déclaré est d'empêcher « par tous les moyens, y compris physiques », que la révolution ne se répande dans les rues de Moscou. Lors d'une récente manifestation, dans le centre de la capitale, ils ont brandi des portraits de leaders de l'opposition, dont Boris Nemtsov, avec l'inscription : « Organisateurs du Maidan ».
Dans un tel climat de haine, d'intimidation et de « guerre de tous contre tous », Poutine n'a pas besoin de donner l'ordre de se débarrasser d'un opposant encombrant. « C'est la faute au Kremlin et aux médias qu'il contrôle, qui attisent l'intolérance envers tous ceux qui pensent différemment dans le pays. Ce n'était qu'une question de temps avant qu'un faible esprit "patriotique" ne pète les plombs sous la pression d'une propagande hystérique et ne prenne les armes, écrit sur son blog le journaliste Andrei Lochak, en résumant un sentiment généralement partagé par les sympathisants de Boris Nemtsov. Une guerre médiatique au quotidien, des montagnes de cadavres, l'exacerbation de la haine des ennemis du régime… résultat, la vie humaine n'a plus de valeur en Russie ».