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Libération
Critique

Arméniens : une guerre de cent ans contre l’oubli

Le génocide des Arméniens, cent ans aprèsdossier
En cette année de commémorations, tir groupé d’ouvrages sur le génocide.
publié le 4 mars 2015 à 17h06

Les listes étaient prêtes déjà depuis plusieurs semaines et la grande rafle démarra à Istanbul dans la nuit du 24 au 25 avril 1915. La police ottomane, sur ordre du gouvernement «jeune turc» du Comité Union et Progrès (CUP) procéda aux arrestations de plus de 200 personnalités de la communauté arménienne aussitôt déportées vers l’Est, les «politiques» d’un côté, les «intellectuels» de l’autre. Tous ou presque furent tués dans l’année par l’Organisation spéciale, la structure parallèle mise sur pied par le ministre de l’Intérieur, Talaat Pacha, pour régler «définitivement» la question arménienne. Des déportations et des massacres avaient commencé les mois précédents en Anatolie orientale, où les autorités craignaient des révoltes des Arméniens, encouragés par l’avancée des troupes russes. Mais ce jour du 25 avril est considéré comme le véritable début d’un processus génocidaire qui, en deux ans, allait conduire à l’anéantissement de plus des deux tiers de la population arménienne de l’empire ottoman, évaluée en 1914 à quelque 1,9 million de personnes. Seuls les Arméniens de la capitale furent épargnés, les autorités craignant les réactions des ambassadeurs des pays neutres, comme les Etats-Unis, qui n’entrèrent en guerre que deux ans plus tard, voire de leurs alliés allemands et austro-hongrois.

Les commémorations du centième anniversaire sont marquées par la publication de nombreux ouvrages sur ce génocide qui fut le premier du XXe siècle, cet «âge des génocides» selon l'expression de la politologue américaine Samantha Power. «Qui se souvient des Arméniens ?» aurait dit Hitler alors qu'il se préparait à lancer la «solution finale» pour l'extermination des Juifs d'Europe. «Les Arméniens demandent que leur souffrance soit comprise, et que le mal qu'ils ont subi soit non pas sanctionné, cela ne s'est pas fait, mais du moins précisément nommé à la hauteur de sa gravité», souligne Michel Marian dans un essai aussi dense que stimulant, sur le long combat qui a permis de passer «d'une mémoire outragée à une mémoire partagée». Aucun historien sérieux aujourd'hui ne nie la réalité de cet anéantissement.

Appel. Seules les autorités d'Ankara s'acharnent dans leur déni, refusant notamment le mot de «génocide» avec ce qu'il implique d'intentionnalité exterminatrice. Elles reconnaissent néanmoins la réalité de tueries massives croisées, dont ont été victimes les Arméniens - mais aussi les Turcs - dans le chaos d'une guerre qui fit presque 4 millions de morts dans la population ottomane, dont un million de soldats. La société civile turque en revanche débat de plus en plus ouvertement de cette tragédie. Un appel lancé il y a quatre ans par plusieurs intellectuels, dont Cengiz Aktar et Ahmet Insel, demandait ainsi pardon aux Arméniens pour ce qu'eux-mêmes appellent «la grande catastrophe». «Si l'on veut vraiment la reconnaissance du génocide, la priorité devient l'échange et le dialogue avec la société turque, car c'est elle qui donne sa substance à la reconnaissance», insiste Michel Marian, très engagé dans ce dialogue arméno-turc.

Sous ces pressions internes et externes, l’an dernier le président islamo-conservateur turc Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, avait publié un communiqué ambigu et ampoulé présentant

«ses condoléances aux petits-enfants»

des Arméniens

«qui ont perdu la vie dans les circonstances qui ont marqué le début du XXe siècle»

. Rien ne dit que pour le centenaire les autorités turques iront plus loin, d’autant que des élections législatives cruciales se tiennent le 7 juin et que l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002, grand favori du scrutin, espère obtenir une majorité suffisante pour changer la Constitution et instaurer une république présidentielle. Les propos d’Erdogan sur les Arméniens n’en représentent pas moins un petit premier pas.

«Des condoléances tactiques, exprimées dans le cadre d’une stratégie politique de négation, doivent cependant être acceptées. En effet, elles expriment clairement qu’un Etat reconnaît qu’il s’est passé quelque chose de suffisamment considérable pour présenter quasiment un siècle plus tard des condoléances destinées à se dédouaner»,

écrit Gérard Chaliand dans la préface du

Mémorial du génocide des Arméniens

, véritable somme à l’initiative de deux historiens spécialistes reconnus du sujet, Raymond H. Kévorkian et Yves Ternon. Un bouleversant livre mosaïque qui juxtapose nombre de documents d’époque, des télégrammes diplomatiques, des extraits de livres de mémoires, des témoignages, des dépositions dans les procès organisés dans l’immédiate après-Première Guerre mondiale, des photos.

«Un objet de mémoire qui sans chercher à prouver ce qui l’est déjà, permet d’expliquer le pourquoi et de décrire le comment de ce génocide»,

expliquent les auteurs.

L'anéantissement des Arméniens de l'empire ottoman participe pleinement de l'histoire européenne et de la modernité, même si sa mise en œuvre au travers de déplacements forcés de population ponctués de massacres est différente de la machine de mort industrielle mise en place par les nazis. Les élites «jeunes turcs» au pouvoir depuis 1908 regardaient vers l'Europe afin de créer un Etat nation turc et musulman pour régénérer un empire multi-ethnique vieillissant. «Cette idéologie nationaliste et militariste, imprégnée de darwinisme social n'était pas née du sol anatolien ou de l'islam, mais des échanges que les dirigeants et intellectuels "jeunes turcs" avaient entretenus pendant deux décennies avec les hauts fonctionnaires, officiers et universitaires français et allemands», souligne Mikaël Nichanian, conservateur à la Bibliothèque nationale, qui coanime avec Vincent Duclert un séminaire sur le génocide arménien à l'EHESS. Son livre est un brillant réquisitoire, assumant son parti pris, qui démonte l'implacable mécanique d'un anéantissement planifié. «Ce programme de destruction génocidaire […] était surtout la réponse irrationnelle chez les élites ottomanes à la conviction également irrationnelle que l'Europe était résolue à les détruire», explique-t-il, reprenant sur ce point les thèses développées par l'historien turc Taner Akçam, qui bravant les autorités a écrit, avec Un acte honteux (Folio), un des grands livres de référence sur le sujet.

Ingérences. La question arménienne explose avec les premiers massacres de 1894 ordonnés par Abdulhamid II, le «sultan rouge» (à cause du sang versé). Considéré comme «l'homme malade de l'Europe», l'empire est peu à peu dépecé, perdant les uns après les autres ses territoires des Balkans comme du Caucase. Les élites ottomanes craignent une disparition totale. Cette peur est encore attisée par les ingérences des puissances occidentales qui tentent d'imposer dès la fin du XIXe siècle une autonomie pour les six vilayets (provinces) à majorité arménienne de l'Anatolie orientale. Et plus encore avec l'émergence, en réaction aux pogroms, d'un mouvement révolutionnaire arménien qui résiste les armes à la main contre les massacreurs dans les montagnes du Sassoun ou du Caucase et mène des attentats ou des prises d'otages y compris au cœur d'Istanbul. «Vivre libre et dans la dignité sur les terres de l'Arménie turque ou russe affranchies de toute domination étrangère, comme au bon vieux temps des derniers rois arméniens du Moyen Age, telle fut l'ambition de ces intellectuels et fedaïs sacrifiés c'est-à-dire combattants», relève Gaïdz Minassian, politologue et journaliste qui narre leur geste dans le Rêve brisé des Arméniens (Flammarion).

Paranoïa.

Les puissances occidentales évoquèrent même des interventions au nom de l’ingérence humanitaire qui finalement restèrent lettre morte. Aux yeux des nationalistes turcs, les Arméniens représentèrent dès lors une cinquième colonne. Leur territoire en Anatolie orientale était en outre un obstacle pour une expansion turque vers le Caucase et l’Asie centrale, nouveau rêve «pantouranien» des «jeunes Turcs». L’entrée en guerre de l’empire ottoman à l’automne 1914 aux côtés des puissances centrales donna l’occasion aux «jeunes Turcs» de passer à l’acte, d’autant que les défaites face aux Russes sur le front oriental et des soulèvements arméniens, comme à Van, alimentaient encore un peu plus leur paranoïa.

Dans les mois précédents, les soldats arméniens mais aussi grecs de l'armée ottomane ont été désarmés et regroupés dans des «bataillons de travail». Les déportations des civils s'intensifient à partir d'avril 1915. Officiellement, il s'agit seulement de déplacer des populations susceptibles de rallier l'ennemi russe. Mais, dès que les convois de déportés arrivent dans un endroit désert, les hommes encore présents sont séparés des femmes et des enfants puis tués. Les autres continuent leur marche à pied vers les déserts de Syrie, distants de plusieurs centaines de kilomètres, où ils doivent théoriquement être réinstallés, succombant à la fatigue, à la faim, aux maladies, mais surtout aux exactions de bandes kurdes encouragées par les autorités. «En continuant à les pousser ainsi sur les routes, il sera possible de les liquider tous dans un temps relativement court», accuse dans un rapport cité dans le Mémorial du génocide arménien Leslie Davies, consul américain à Kharpout, convaincu que «c'est le massacre le plus rigoureusement organisé et le plus efficace que ce pays ait jamais conçu». A peine la moitié des déportés arrive jusqu'en Syrie où ils sont entassés dans des campements au bord de l'Euphrate qui deviennent autant de mouroirs à ciel ouvert. Selon les estimations citées par Mikaël Nichanian, entre 1,1 et 1,3 million d'Arméniens sont morts.Quelque 600 000 ou 800 000 ont survécu.

Procès. Immense nettoyage ethnique destiné à vider des territoires stratégiques et opération de pillage généralisé des biens d'une minorité riche et puissante, l'anéantissement des Arméniens ne se fondait pas sur des théories raciales. Des dizaines de milliers d'enfants ou de jeunes femmes - «les restes de l'épée» comme on les appelait en turc - furent enlevés et adoptés par des familles musulmanes puis convertis. En cela, il est différent de la Shoah. «C'est à la fois dans sa ressemblance et dans son écart avec l'Holocauste que l'on peut donner sa place au génocide arménien. Moins exceptionnel, moins absolu, il apparaît plus enclavé dans le territoire qui en constitue l'enjeu principal. Mais il en devient paradoxalement plus "exemplaire"», relève Michel Marian dans son livre, soulignant l'absurdité d'une concurrence des mémoires entre les victimes. Les quelques procès menés par le pouvoir ottoman après 1918 jetèrent une première lumière sur la réalité de cette tragédie, ensuite plus ou moins oubliée sauf dans la communauté arménienne. Le choc de la Shoah, le procès de Nuremberg, la naissance du concept de génocide, ont changé la donne. «Un peuple assassiné, oublié, impuissant, rappelle Michel Marian, a saisi dans les nouveaux concepts du droit international une bouée de sauvetage qui ne lui était pas destinée. Il en a fait un sésame pour ressusciter.»