Tous deux sont des chefs militaires de premier plan, mais l’un est iranien, l’autre irakien. Ils combattent cependant ensemble devant Tikrit face à l’Etat islamique. Ils partagent le même goût pour le combat de l’ombre et les opérations secrètes. Ils ont la même foi en la guerre sainte chiite, la même aversion pour les Etats-Unis, la même détermination de vaincre. Le premier, l’Irakien Abou Mahdi al-Mohandes, que l’on appelle à Bagdad tout simplement Mohandes («l’Ingénieur»), est aux ordres de l’Iranien, le général Kacem Soleimani, le chef de la brigade Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution, une unité spécialisée dans les opérations militaires et le renseignement à l’extérieur de l’Iran. Il y a peu, Soleimani était en Syrie où sa brigade joue un rôle déterminant, aux côtés des forces de Bachar al-Assad, afin de contenir la rébellion. Depuis quelques jours, il est revenu en Irak pour la bataille de Tikrit qui vient de commencer. A ses côtés, l’Ingénieur, recherché par plusieurs polices occidentales pour sa participation à une série d’attentats et condamné à mort par contumace au Koweït, est à la tête de la «Mobilisation populaire», ces milices chiites sans lesquelles aucune offensive d’envergure de l’armée irakienne contre les jihadistes n’est possible.
«Sacrifices». C'est la troisième fois que l'armée irakienne tente de reprendre à l'Etat islamique la ville de Tikrit, capitale de la province de Salaheddin, qu'il a conquise en juin. La bataille a donc plusieurs enjeux. L'un est stratégique : une victoire permettrait d'avancer en direction de Mossoul, la deuxième ville d'Irak (plus de 2 millions d'habitants) et le cœur du califat jihadiste. Le second est symbolique : Tikrit est la ville natale de Saddam Hussein - en réalité, il est né dans un village tout proche - et c'est un bastion sunnite pur et dur. Les deux premières offensives furent des échecs.
Mais cette fois, l'Iran est de la partie. Directement déjà, avec la participation des Gardiens de la révolution - un expert occidental en sécurité, avec beaucoup de contacts dans l'armée, estime le nombre de ces pasdaran à 700. Mais aussi indirectement : les milices chiites sont encadrées, financées et armées par ces mêmes pasdaran. Au total, ce sont quelque 30 000 hommes qui se battent sur le front de Tikrit, dont 40% de soldats et 60% de miliciens, selon les estimations du député (sunnite) et ancien président du Parlement, Mahmoud al-Machadani. «L'armée progresse lentement en raison de la résistance féroce que lui oppose Daech [acronyme en arabe de l'Etat islamique, ndlr], confie l'homme politique, qui soutient l'opération. Pour la première fois, il n'y a pas de contre-offensive de la part de Daech. Mais la vraie bataille aura lieu dans la ville. L'armée devra la conquérir rue par rue. Je m'attends à une bataille longue, avec beaucoup de sacrifices.» Le même conseiller affirme que Tikrit est déjà encerclé, mais que les forces gouvernementales ont besoin d'au moins 10 000 hommes en renfort pour continuer. Or, précise Mahmoud al-Machadani, l'armée a déjà dû puiser dans les contingents qui défendent Bagdad.
En fait, plus qu’une bataille entre un gouvernement issu des urnes et une rébellion extrémiste, l’offensive contre Tikrit apparaît comme le choc de deux jihads : le chiite contre le sunnite. Les mêmes mots sont d’ailleurs utilisés de part et d’autre.
Sur la place Fordouss, en plein cœur de Bagdad, des affiches colorées le montrent bien. On y voit les photos de l’imam Khomeiny et de l’ayatollah Ali Khamenei, le leader suprême de l’Iran, avec ce slogan : «Toutes les organisations jihadistes (chiites) sont aux ordres de nos grands guides». Ou encore : «Nous sommes invincibles ! Nous sommes toujours prêts à payer le prix avec notre sang.» D’où la terrible inquiétude des hommes politiques sunnites réfugiés à Bagdad qui n’ont pas fait allégeance à l’Etat islamique et qui estiment que ce double jihad et l’implication iranienne risquent de rendre difficile, voire impossible, la réconciliation entre chiites et sunnites. Leur principale crainte est la vengeance des milices chiites qui ont déjà montré de quoi elles étaient capables lorsqu’elles ont reconquis la province de Diyala.
«Neutralité bienveillante». Certaines milices ne cachent pas leur volonté de se venger des crimes de l'Etat islamique et de la «neutralité bienveillante de la population sunnite», selon l'expression d'un diplomate occidental. Un massacre en particulier est resté dans les mémoires des miliciens : celui du camp Speicher, à la sortie de Tikrit, où 1 700 jeunes soldats, tous chiites, avaient voulu échapper aux combattants de l'EI en désertant en juin dernier. Après avoir abandonné arme et uniforme, ils avaient été exterminés.«Certes, l'armée compte des officiers sunnites, mais en trop petit nombre. Et elle ne pourra rien faire pour calmer les milices qui ne reçoivent pas leurs ordres d'elle mais des officiers iraniens. Même leur hiérarchie de commandement leur est propre», souligne Hamed al-Motlaq, député de la province sunnite d'Al-Anbar, où il ne peut revenir sous peine d'être égorgé depuis qu'elle a été prise par l'EI. Sur Internet mercredi, une vidéo vite retirée circulait, où l'on pouvait voir un officier essayant vainement d'empêcher l'exécution d'un adolescent.
«Toute la population sunnite regarde ce qui se passe à Tikrit, reprend l'ancien président du Parlement Mahmoud al-Machadani. Si les milices perpétuent leurs crimes, cela signifiera qu'elles le feront toujours. Le problème, c'est qu'après la déroute de l'été, la prise de Mossoul, la défaite des Kurdes, sauvés par l'aviation des pays occidentaux, les politiciens irakiens se sont sentis menacés. L'Iran a donc profité de la situation et a joué un rôle très important pour protéger le gouvernement, majoritairement chiite. Les pasdaran ont défendu la ville sainte de Samarra. Ils sont devenus importants sur le terrain. Il est maintenant difficile de leur demander de partir. Quant aux milices, elles sont devenues une extension de l'Iran. A présent, la marjaya [la direction spirituelle des chiites] reste irakienne, mais c'est l'Iran qui domine nos forces militaires.»