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grand angle

Hippodrome de Beyrouth : le Liban se remet en selle

Chaque dimanche, des turfistes libanais de toutes confessions se retrouvent au champ de courses de la capitale, l’un des rares du monde arabe où l’on peut miser. L’avenir de ce lieu centenaire, détruit en 1982 et reconstruit à la fin de la guerre civile, reste pourtant incertain.
A l'hippodrome de Beyrouth, le 22 février. (Photo Dalia Khamissy)
publié le 8 mars 2015 à 17h46

Il est presque 13 heures ce dimanche de février et, par petites grappes, des hommes traversent à la hâte la piste de sable constellée de traces de pas. A l'ombre de pins parasols centenaires, ils affluent vers le squelette de béton brut de l'hippodrome de Beyrouth, cerné de grillages blancs. Un vieux monsieur, dans son costume gris tout froissé, se prosterne une ultime fois en direction de La Mecque, avant de reprendre en main la Loterie, la feuille de chou qui annonce les derniers pronostics des courses du dimanche. Il file en catimini, assurant qu'il ne fait que «travailler» à l'hippodrome.

Derrière les tribunes, les parieurs s’agglutinent devant plusieurs écrans télévisés, qui affichent les cotes des chevaux. Sur la piste de courses, un tracteur déplace la «boîte de départ» métallique à quinze couloirs dans laquelle les chevaux vont s’encastrer avant de s’élancer au galop. La machine sort tout droit des années 70. Une sonnerie retentit et, en quelques secondes, la foule se rue sur les guichets, avant de regagner les gradins.

13 h 07. Les jockeys, parés de leurs tuniques bigarrées, se jettent en avant dans la première ligne droite, avant de disparaître au loin, comme écrasés par les barres d'immeubles qui surplombent la piste. Les voilà qui se rapprochent déjà. Au dernier virage, les spectateurs se lèvent comme un seul homme. La clameur monte crescendo, recouvrant les klaxons de la ville. «Yallah, yallah !» hurlent à tous crins des ados qui grimpent surexcités sur des barrières. Les insultes pleuvent, des crachats fusent, quelques rares veinards explosent de joie.

«Se vider la tête»

Pour Ahmad, la journée commence mal. Il avait prédit la victoire du cheval numéro 5, qui termine bon dernier. «On perd plus d'argent qu'on en gagne, mais on vient par passion des chevaux et du jeu», s'amuse le jeune homme de 29 ans, qui travaille dans une usine de textile. Ce qui le botte, c'est surtout le spectacle, l'atmosphère électrique. Il a pris place sur les gradins avec sa bande d'amis, qui préparent une chicha parfumée à la pomme. «C'est l'un des seuls endroits de Beyrouth où on peut se vider la tête. Ici, personne ne parle de religion ou de politique. Le seul sujet de conversation, ce sont les chevaux, qui va gagner ou qui va perdre», raconte-t-il. Toutes les confessions - chrétiens comme musulmans - s'y retrouvent sans distinction. «Il existe peu d'espaces publics mixtes à Beyrouth. J'aimerais que tout le Liban soit comme ça», ajoute Ali, 27 ans, un de ses comparses. Même pendant la guerre civile libanaise (1975-1990), les miliciens rivaux ou simples citoyens n'ont jamais cessé d'assister aux courses. L'hippodrome se situe au cœur du bois des Pins - le poumon vert de Beyrouth - qui fait alors figure de zone tampon entre les secteurs ouest et est de la ville, un no man's land entre combattants palestiniens et milices chrétiennes.

Les turfistes musulmans ont toujours été nombreux à se rendre aux courses, malgré l'interdiction par le Coran des jeux de hasard et donc des paris sportifs. «Dans l'islam, c'est un péché, mais je ne peux pas m'empêcher de jouer. Je me sens juste un peu coupable quand je gagne, lâche Mahmoud, un mécanicien palestinien de 23 ans. Nous serons tous jugés à l'heure de notre mort. Allah karim, Dieu est généreux», dit-il, en levant les yeux au ciel, avant de se replonger dans les pronostics. Dans le monde arabe, le Liban reste l'un des seuls pays, avec le Maroc et la Tunisie, à autoriser des paris sur les courses hippiques, et ce, depuis 1932.

Les propriétaires de chevaux et les notables se retrouvent au premier étage, derrière des baies vitrées, avec cigares cubains et jumelles, mais le gros des turfistes a élu domicile près de la piste, dans la «deuxième classe», celle à 5 000 livres (2,50 euros). «Les gens sont plutôt fauchés ici. Quand ils ont dépensé leur salaire au milieu du mois, ils vendent les sous-vêtements de leur femme pour continuer à jouer !» rigole un sexagénaire, assis sur une paillasse en carton. Certains, un peu plus fortunés, viennent se glisser dans les tribunes populaires pour passer incognito, comme Tony, un agent de change de 72 ans. «Ici, personne ne me voit. Je n'ai pas envie qu'on me reconnaisse. J'ai toujours eu peur que la Banque centrale me retire ma licence, car ma profession m'interdit de participer à des paris. En plus, je déteste les mondanités.» Jeunes en survêtements à capuche et doudounes côtoient la vieille garde, visages parcheminés, casquettes surannées et chapelets à la main. Entre les deux tranches d'âge, personne ou presque. Les femmes, qui peuvent rentrer gratuitement, sont quasiment invisibles.

La génération d'avant-guerre n'a pas oublié la grande époque de l'hippodrome, dans les années 60. «C'était un autre monde», raconte Tony, infatigable habitué des courses depuis plus de cinquante ans. «Les jockeys ôtaient leur casquette avant de saluer les propriétaires des chevaux. Ils venaient parfois de France, d'Italie, de Turquie. Je me rappelle d'un Roger et d'un certain Robert qui ont couru pendant plusieurs années, se souvient l'homme aux épais sourcils. Les femmes portaient de grands chapeaux comme en Angleterre ou lors des grands prix français comme l'Arc de Triomphe.» A la veille du conflit de 1975, plus de 1 500 chevaux s'entraînaient régulièrement à l'hippodrome, et les quatorze courses hebdomadaires alignaient en moyenne dix cavaliers, contre seulement la moitié aujourd'hui. «Avant la guerre, les chevaux les plus athlétiques avaient de grandes chances de remporter la course, mais avec la baisse du nombre de propriétaires ces dernières années, ils peuvent s'arranger entre eux. Gagner aux courses ici, c'est comme jouer au loto !» s'exclame Daoud, un énergique papy de 70 ans.

L'hippodrome a connu son apogée des années 30 à la fin des années 60. Mais l'histoire des courses à Beyrouth remonte à 1880, lorsque propriétaires et éleveurs de chevaux faisaient courir leurs montures sur la piste de sable de Bir Hassan, au sud de la ville. Au début du XXe siècle, en accord avec les Ottomans, Alfred Sursock, un notable libanais, établit les plans d'un centre de loisirs, qui prévoit la construction d'un champ de courses, d'une salle de cinéma et d'un casino sur 60 hectares d'espaces verts au cœur de la capitale. En 1915, il obtient la concession du bois des Pins pour une durée de cinquante ans. L'hippodrome voit le jour, avec ses arcades en ogive, inspirées du style mauresque ; le casino deviendra, lui, en 1943, la résidence de l'ambassade de France. En 1982, les tribunes de l'hippodrome sont pulvérisées en vingt-quatre heures par l'armée israélienne, qui a investi la capitale libanaise.

Un «Beirut Central Park» en projet

Depuis la fin de la guerre civile il y a vingt-cinq ans, l'hippodrome, bien que reconstruit en grande partie, n'a jamais retrouvé son lustre d'antan. «Nous ne disposons pas de moyens suffisants pour réhabiliter toute la structure et augmenter le montant des prix des courses pour attirer davantage de turfistes et de propriétaires de chevaux», explique Nabil Nasrallah, directeur de la Société pour la protection et l'amélioration de la race chevaline arabe (Sparca), association à but non lucratif qui gère l'hippodrome depuis 1969. L'établissement prélève 15 % des revenus issus des paris de l'hippodrome, mais la majorité du business des courses se déroule hors du circuit officiel.

Des milliers de bookmakers clandestins ont pullulé ces dernières années et proposent aux joueurs malheureux de limiter leurs pertes de près de 40 %. Les prix des courses plafonnent à 1 800 euros, une somme dérisoire par rapport aux standards européens. Et le nombre de chevaux ne dépasse pas les 350. «On ne sait pas si l'hippodrome fonctionnera encore dans six mois, alors comment prévoir d'élever de nouveaux chevaux ?» s'interroge Nabil de Freige, ministre de la Réforme administrative et secrétaire général de la Sparca. Issu de la quatrième génération d'éleveurs et de propriétaires d'une écurie de courses, le député possède une quinzaine de chevaux, alors que l'écurie de son père, Moussa, en comptait une centaine en 1975. Afin de redynamiser l'hippodrome, la Sparca a conclu il y a quatre ans un partenariat avec le PMU permettant aux turfistes de parier sur les courses françaises, le mercredi et le dimanche. La municipalité de Beyrouth, propriétaire du terrain, a, pour sa part, annoncé vouloir développer un parc autour de l'hippodrome, prévoyant sa rénovation, mais aussi la construction d'un centre équestre, d'une petite académie de golf, d'un lac artificiel et de restaurants. Une étude de programmation du «Beirut Central Park» a été lancée début 2013 en coopération avec la région Ile-de-France, mais le projet reste encore très hypothétique.

Jockeys gitans

«Il est vital de préserver cet hippodrome, assure Nabil Nasrallah. Il fait vivre, directement ou indirectement, près de 3 000 familles, entre les garçons d'écurie, les entraîneurs, les jockeys, les éleveurs ou les agriculteurs.» Une grande partie des palefreniers et des jockeys sont issus de l'une des communautés les plus marginalisées au Liban, les Doms, les «gitans du Levant» également présents en Syrie, Turquie et Jordanie. Certains ont pu obtenir la nationalité libanaise sous le gouvernement de Rafic Hariri, en 1994. Péjorativement désignés sous le nom de «nawar», ils ont commencé à travailler à l'hippodrome dans les années 70. Leur petite taille et leur poids léger les ont prédisposés à devenir jockeys, une technique qu'ils se sont transmise de père en fils.

17 h 15. La lumière du jour vient de tomber sur l’hippodrome, et les éclairages nocturnes balaient la piste brune. Sur les écrans télévisés, les turfistes suivent la victoire d’Up and Quick au Grand Prix de Paris, à l’hippodrome de Vincennes. Puis, direction le paddock, derrière les tribunes, où ils passent une dernière fois en revue les chevaux, avant la course finale. Au son d’une cloche, les cavaliers font leur entrée solennelle autour d’un enclos blanc avec leurs montures. Les turfistes scrutent les moindres détails. Au loin, les chants de muezzins se répondent en écho, pour la prière du coucher du soleil.

17 h 39. Les cinq derniers pur-sang libanais bondissent hors des stalles métalliques. Une minute plus tard, c’est Ghorli, l’un des deux jockeys syriens, qui remporte la course de 1 400 mètres. Photo finish, clap de fin. En quelques instants, les turfistes désertent les lieux, le personnel débarrasse les chaises en plastique. Reste le tracteur, qui fait tranquillement un dernier tour pour aplanir la piste. On perçoit à nouveau le chant des oiseaux, et même le coassement d’une grenouille. Un peu de calme. Jusqu’à dimanche prochain.