Roshan Kumar, Népalais de 33 ans, ne décolère pas. Travaillant depuis 2013 dans une usine de production électronique sur l'île de Penang, dans le nord de la Malaisie, il estime «s'être fait piéger». «Je veux rentrer au Népal tout de suite. Les conditions de travail n'ont rien à voir avec ce que l'agent m'avait dit au départ», lance-t-il. Autour de lui se dressent d'immenses immeubles de béton nu aux fenêtres grillagées - ce sont les sordides logements, en bordure de la zone industrielle de Bayan Lepas, où les travailleurs migrants venus du Vietnam, du Népal, d'Indonésie et du Bangladesh, s'entassent par dizaines dans des dortoirs de 30 m². «Je suis venu ici pour gagner de l'argent, mais je n'économise presque rien. Beaucoup d'ouvriers dans l'usine veulent aussi partir, mais l'entreprise refuse de nous restituer le contrat et de nous rendre notre passeport, ce qui nous permettrait de quitter le pays légalement», dit-il. Son principal grief porte sur une déduction mensuelle imprévue de frais de logements et de frais administratifs qui ampute son salaire d'environ 20%.
«Contrat différent». Son cas est représentatif de ceux de centaines de milliers de travailleurs migrants vivant en Malaisie et travaillant dans des usines qui fournissent les grandes marques internationales d'électronique, comme Panasonic, Sony, Hitachi ou Samsung. Ils sont facilement repérables à l'aéroport avec les lignes aériennes low-cost de Kuala Lumpur. Assis sur leurs talons, parqués en rang d'oignons, des groupes de Népalais, de Bangladeshi et d'Indonésiens attendent, l'air perdu, en obéissant aux consignes lancées d'une voix impérative par leur «agent».
«Ils sont recrutés par ces agents au fin fond de leur village. Ils s'endettent lourdement pour payer la "commission" de l'agent. Mais presque toujours le contrat qu'on leur a présenté au départ est très différent de celui qu'ils auront en Malaisie», explique Dipesh Shakya, un Népalais qui représente un groupe associatif promouvant les droits des migrants. Les conditions de travail varient, mais quand les employés sont directement contrôlés par l'agent, elles sont parfois proches du servage. «Les ouvriers sont enfermés dans des dortoirs. Les agents ouvrent le cadenas à 7 heures du matin et des bus les amènent à l'usine. Ils reviennent à 7 heures du soir et le cadenas est remis. Nous sommes traités comme des animaux», s'indigne Dipesh Shakya.
L'économie de ce pays de 28 millions d'habitants est devenue très dépendante de cette main-d'œuvre acheminée des pays les plus pauvres d'Asie. Tous secteurs confondus, il y a un peu moins de 10 millions de ces travailleurs - légaux ou illégaux - dans le pays, d'après des chiffres fournis par le principal syndicat malaisien, le MTUC. Un «problème explosif» pour le député d'opposition Tian Chua : «Le gouvernement ne sait pas quel statut leur donner. C'est une question très sensible dans un pays structuré en groupes ethniques - Malais, Chinois et Indiens.»
Les abus à l'encontre de ces travailleurs qui produisent les téléphones portables parmi les plus populaires de la planète et des composants électroniques ultra-sophistiqués destinés aux systèmes de défense des gouvernements américains ou chinois, sont innombrables. Selon un rapport publié l'an dernier par l'organisation américaine Vérité, 32% des travailleurs migrants interrogés pouvaient être qualifiés de «victimes de travail forcé», selon les critères fixés par l'Organisation internationale du travail (OIT). Les «agents» qui recrutent les travailleurs dans leur pays d'origine se font rémunérer très cher, ce qui oblige beaucoup de candidats au départ à s'endetter pour plusieurs années. «85% des travailleurs estiment qu'il leur est impossible de quitter leur travail (en Malaisie) tant qu'ils n'ont pas remboursé leur dette», note le rapport.
«Intolérables». Grâce à ces agences de recrutement, les multinationales obtiennent une main-d'œuvre soumise, à un prix défiant toute concurrence, tout en échappant à leurs responsabilités, explique Gophal Kishnam, secrétaire général du syndicat malaisien MTUC : «Comme ce sont les agents qui s'occupent du paiement des salaires, si les ouvriers travaillent douze heures par jour et ne sont pas payés correctement pour les heures supplémentaires, l'entreprise peut répondre facilement : "Oh, ce ne sont pas mes travailleurs, ce sont ceux de l'agence de recrutement."»
Abus les plus fréquents : le non-paiement des heures sup au niveau fixé par la loi, la rétention du passeport par la direction de l'usine - qui prive le travailleur de toute liberté de mouvement -, les «conditions intolérables» de logement ainsi que l'absence de protection sociale, notamment en cas d'accident du travail.
En août 2014, des ouvriers népalais ont fomenté une émeute et incendié une voiture dans l'enceinte de l'usine JCY de l'Etat de Johore - qui produit des systèmes pour Hitachi et Samsung -, après la mort d'un de leurs compatriotes à cause d'une absence de soins. «Le résultat ? Ce sont les travailleurs qui ont été punis : 40 d'entre eux ont été emprisonnés. Le message est : "Si vous réclamez vos droits, voilà ce qui va vous arriver"», indique Glorene Das, de l'organisation Tenaganita, qui organise des formations pour les migrants.
Comment le gouvernement malaisien peut-il tolérer une telle exploitation, qui dégrade l'image des entreprises installées dans le pays, au point que certaines ont été mises sur «liste noire» par les pays dont les travailleurs sont originaires, comme l'Indonésie ?«Ces agences de recrutement ont des liens avec les milieux politiques. Elles ont reçu des licences pour s'enrichir. Elles peuvent gagner 1 000 dollars (945 euros) par travailleur et chaque agence gère entre 50 000 et 100 000 travailleurs. C'est un bénéfice énorme», indique Gophal Kishnam, qui dit avoir été menacé de mort pour ses activités contre ces agences.
Les multinationales de l'électronique sont toutefois conscientes de l'impact sur l'image de leurs produits. Regroupées au sein de la Coalition citoyenne de l'industrie électronique (EICC), une centaine d'entre elles ont mis en place un «code commun de conduite» et organisent, en coopération avec des ONG indépendantes, des audits sur les conditions de travail dans leurs unités de production et celles de leurs fournisseurs basées en Malaisie. L'an dernier, après la publication du rapport de Vérité, Apple a commencé à exiger que ses fournisseurs et les agences de recrutement remboursent aux ouvriers les sommes excessives que ceux-ci ont dû payer pour obtenir leur emploi. De son côté, Hewlett-Packard s'est engagé à ce que ses fournisseurs n'emploient plus d'agents de recrutement.
«Eliminer les agences». Les syndicats malaisiens estiment que le problème serait en grande partie résolu si le gouvernement passait directement un accord avec les gouvernements des pays dont les travailleurs sont originaires, comme il en existe déjà dans d'autres domaines comme celui des plantations. «Nous pensons qu'il faut complètement éliminer les agences de recrutement, parce que, derrière un contrat d'apparence moderne, ce qu'elles pratiquent est en fait proche de l'esclavage. Ces travailleurs sont traités non pas comme des êtres humains, mais comme un troupeau de bêtes», dit K. Veeraiha, syndicaliste basé à Penang, dans le nord de la Malaisie.
Les noms des ouvriers népalais ont été changés par souci de protection.