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Libération
Reportage

A Alep, le vent tourne pour l’Etat islamique

Le monde arabe en ébullitiondossier
Reculs militaires, défections, difficultés financières : l’organisation jihadiste n’est plus si triomphante au cœur du chaos syrien, entretenant l’espoir de ses adversaires.
A Alep, en mars 2013, dans les décombres d'un immeuble détruit par l'aviation de Damas. (Photo Moises Saman. Magnum)
publié le 12 mars 2015 à 20h56

Les traits du chef militaire se crispent quand il doit faire répéter la question. Ce sont ses tympans qui ont le plus souffert de l'attentat auquel il a miraculeusement survécu l'an dernier. «Cette séquelle entretient à chaque instant ma furie contre la traîtrise de l'Etat de Bagdadi», affirme Imad Diman, aujourd'hui membre du commandement d'Al- Jabha Chamyah (le Front du Levant), regroupement des brigades syriennes rebelles qui contrôlent la région d'Alep. En février 2014, il participait à une réunion dans le village d'Al-Rai, frontalier de la Turquie, pour négocier une trêve avec les forces de l'Etat islamique qui venaient d'être chassées de la ville d'Alep et de toute la région d'Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie. «En pleine discussion, un des hommes délégués par Abou Omar al-Chichani [chef militaire tchétchène de l'Etat islamique] a actionné la ceinture explosive qu'il portait sous sa vareuse et au même instant une voiture piégée détruisait le local où nous étions réunis, faisant 14 morts et beaucoup de blessés», raconte Diman, donné pour mort dans un premier temps. Pourtant, au-delà du compte personnel qu'il veut régler avec l'Etat islamique, l'homme se dit aujourd'hui persuadé que la formation terroriste n'en a plus pour très longtemps en Syrie.

«Gangsters». «Leur défaite à Kobané marque un tournant, la bataille a été décisive pour leur recul», estime le chef militaire, assis par terre sur des coussins au cours d'une pause-café dans le QG de la formation armée à Tall Rifaat, un gros bourg à une trentaine de kilomètres d'Alep. Les combattants qui l'entourent l'approuvent et divergent seulement sur le temps qu'il faudra pour voir «disparaître Daech de la scène syrienne» : «dans un an, ils seront finis», dit l'un ; «six mois», renchérit un autre.

Au moment où experts et militaires occidentaux évoquent une dizaine d'années au moins pour venir à bout de la formation terroriste, les hommes qui ont fréquenté, côtoyé puis combattu au cours des deux dernières années ceux qu'ils appellent «les gangsters de l'Etat islamique» relèvent sur le terrain les signes d'une déroute proche. Repoussé des villages de la région de Kobané par les forces kurdes et celles de l'Armée syrienne libre, qui continuent à gagner du terrain, l'EI a également perdu des centaines d'hommes sous les bombardements des raids aériens de la coalition. Ses combattants se sont repliés en nombre depuis début février vers les localités contrôlées par la formation au nord et à l'est d'Alep. Dans le même temps, des retraits massifs de troupes et de matériel ont été constatés autour des places fortes de Raqqa et Deir el-Zor ou près de la frontière irakienne. «Ce sont essentiellement les étrangers qui ont été évacués, indique l'un des militaires, laissant la place à de petits chefs et combattants syriens épuisés et nettement moins efficaces. Ils ont fui par dizaines, n'osant pas revenir parmi les leurs après avoir combattu avec Daech. Même quand ils sont tués au combat, ils ne sont même pas enterrés dans leur village, comme ici à Tall Rifaat.»

Nervosité. La mauvaise passe se ressent jusque dans le bastion syrien de l'Etat islamique, à Raqqa, où une nervosité perceptible a gagné ses hommes et ses services. Car aux revers militaires se sont ajoutées ces derniers temps des difficultés financières et des problèmes organisationnels, dus en grande partie à la chute des recettes des hydrocarbures. La destruction des installations pétrolières par les bombardements de la coalition a fait chuter la production, tandis que la baisse des cours du brut oblige la formation à casser ses prix pour qu'ils restent attrayants sur le marché noir.

«Les gens de Daech font la gueule», rapporte un habitant de Raqqa, joint sur la messagerie What's App de son smartphone. «Ils viennent de baisser les salaires de leurs agents locaux syriens de 50% au moins. Déjà qu'ils étaient mécontents d'être payés 200 dollars mensuels alors que les émigrés en perçoivent 500… La grogne monte. D'autant qu'on leur demande de faire davantage de chiffre dans la collecte des taxes et des amendes auprès de la population», explique-t-il.

Face à l'adversité, les hommes de l'Etat islamique se vengent sur la population dans les zones qu'ils contrôlent en Syrie. «Ils inventent tous les jours de nouvelles sanctions, mettent les gens en prison sous n'importe quel prétexte, multiplient les tortures et les exécutions, y compris de "traîtres" de leurs rangs», affirme le témoin de Raqqa. Les défections se multiplient, y compris parmi les «émigrés», ces jihadistes étrangers qui forment la très grande majorité des recrues de l'Etat islamique en Syrie. «Sous les ordres des grands chefs irakiens qui restent les maîtres, il y aura bientôt plus d'Européens que de ressortissants de pays arabes ou musulmans dans les rangs de Daech», affirme pour sa part un colonel du renseignement d'Al-Jabha Chamyah d'Alep qui tient à garder l'anonymat. «Au lendemain de la mise à l'écart de Bandar ben Sultan par le nouveau roi Salman d'Arabie saoudite, fin janvier, une centaine d'émirs saoudiens influents ont quitté l'Etat islamique», indique l'homme qui surveille de près les mouvements de la formation terroriste. Il souligne le double jeu longtemps mené par l'ancien responsable du Conseil national de sécurité d'Arabie Saoudite qui a été, pendant plus de vingt ans, ambassadeur du royaume à Washington : «Les Etats-Unis étaient-ils au courant quand Bandar envoyait hommes et argent à Daech ?» s'interroge l'officier syrien soupçonnant «les Américains d'être légitimement intéressés par une infiltration de l'organisation contre laquelle le monde est mobilisé».

Le colonel pointe l'évolution, plus déterminante encore, de l'attitude de la Turquie, autre grand acteur du double jeu avec la centrale terroriste. Les restrictions récentes imposées par Ankara, concernant tant le va-et-vient des hommes de l'Etat islamique à travers ses frontières que le passage de leurs armes ou leur trafic de pétrole, contribueraient aux difficultés actuelles de l'organisation. Parmi les récentes défections enregistrées dans ses rangs, on compte de nombreux volontaires turcs, rentrés au pays, ainsi que «des Egyptiens qui ont obtenu aussitôt des papiers de résidents en Turquie», d'après les informations de l'officier du renseignement. «La carte Daech est utilisée par les Turcs face aux Occidentaux pour faire valoir ses priorités anti-Assad et antikurde en Syrie. Une entente entre la Turquie et l'Occident est la clé, pour nous Syriens, pour nous permettre de lutter efficacement à la fois contre le régime et contre Daech», explique-t-il.

«Confiants». La propagande récente de l'Etat islamique pour faire monter la terreur et l'effroi du monde ressemble à une communication de crise. Elle ne semble pas toucher en tout cas les insurgés syriens d'Alep ou ceux de Kobané qui perçoivent une érosion de ses forces sur le terrain. «Nous sommes les premiers à souffrir de leur terrorisme, mais nous sommes confiants parce que nous sommes convaincus par notre cause syrienne», conclut Imad Diman.