Menu
Libération
Analyse

Syrie, la guerre aux quatre impasses

Le monde arabe en ébullitiondossier
L’apparition de l’Etat islamique au cœur du conflit syrien a figé encore un peu plus un affrontement sans issue.
Dans le nord d'Alep, le 7 mars. (Photo Zein Al-Rifai. AFP)
publié le 12 mars 2015 à 20h56

C’était déjà la guerre aux trois impasses. Impasse militaire, avec l’incapacité d’un camp de l’emporter sur l’autre. Impasse politique, avec d’un côté le refus de Bachar al-Assad d’envisager son départ et de l’autre l’incapacité de l’opposition à s’unir. Impasse diplomatique, avec les veto de la Russie au Conseil de sécurité, et l’Iran dans la coulisse s’acharnant à défendre coûte que coûte le régime syrien. A ces trois impasses s’est ajoutée celle née de l’irruption sur la scène syrienne de l’Etat islamique (EI) qui, en jetant ses forces dans la bataille, en balayant l’idée de frontière entre Irak et Syrie, en proclamant un califat à cheval sur les deux pays, en attirant à coups d’atrocités médiatisées les jihadistes du monde entier, polarise toute l’attention de la communauté internationale et bouleverse le jeu des uns et des autres.

Tremplin. Lorsqu'il apparaît sur la scène syrienne, l'EI n'est qu'une formation jihadiste de plus. C'est d'abord une organisation irakienne. Si elle s'implante en Syrie c'est que son chef, Abou Bakr al-Baghdadi a acté que la rébellion sunnite en Irak est moribonde. Il décide donc d'en limiter les opérations. Réalisant que la scène syrienne est propice au jihad, il y implante son groupe, comptant se servir du territoire syrien comme d'un tremplin pour revenir en Irak. Pour lui, les deux pays doivent être des vases communicants.

En Syrie, parmi la pléthore d’organisations radicales, l’une d’elle domine alors toutes les autres : le Front al-Nosra. Il doit beaucoup à la personnalité de son chef, Abou Mohammed al-Joulani, un Syrien qui a fait ses premières armes en Irak pendant l’occupation américaine. Personnalité de premier plan, téméraire au combat, avec une réputation d’homme intègre, il a fait de son organisation la plus combative de la rébellion syrienne. Opérant sous franchise d’Al-Qaeda, son groupe devient vite le plus craint des forces loyalistes. S’il était au départ plus ou moins sous l’emprise d’Al-Baghdadi, Al-Joulani s’est émancipé de son tuteur. Al-Baghdadi, lui, implante début 2013 sa propre organisation en Syrie, qui deviendra l’Etat islamique. Il y a désormais sur le même théâtre militaire deux organisations issues du même moule takfiriste, professant la même idéologie et cherchant à établir en Syrie, pour l’une (l’EI) un califat à deux têtes - Raqqa et Mossoul -, pour l’autre (Al-Nosra) un émirat. Bientôt, elles vont entrer en guerre l’une contre l’autre.

Pour le régime syrien, c’est une aubaine. D’autant que l’EI a adopté la stratégie dite du coucou. Plutôt que d’épuiser ses combattants contre l’armée syrienne, l’organisation préfère attaquer les autres forces rebelles pour s’emparer des territoires qu’elles ont conquis. C’est ce qui s’est passé à Raqqa, contrôlé au départ par une coalition rebelle et qu’il va chasser pour en faire son QG. L’EI a donc deux ennemis. Un prioritaire : les autres composantes de la rébellion. Un secondaire : le régime syrien dont il affronte à l’occasion l’armée - laquelle préfère se battre contre les autres groupes rebelles - et auquel il vend du pétrole - il touche même des royalties correspondant à la partie du pipeline qui traverse des zones sous son contrôle.

La stratégie de Bachar al-Assad consiste donc à appuyer secrètement l'Etat islamique. Déjà, il avait libéré des centaines d'islamistes de la prison de Sednaya qui s'étaient dépêchés de rejoindre - et ainsi renforcer - les groupes radicaux. L'éditeur et intellectuel syrien Farouk Mardam-Bey parle ainsi d'«ennemis complémentaires». «A Raqqa, précise-t-il, les hélicoptères du régime allaient bombarder à coups de barils de TNT les quartiers populaires mais se gardaient de toucher le commandement de l'EI.» En renforçant l'EI, le président syrien le fait apparaître comme la force dominante de la rébellion, ce qui lui permet de se présenter en même temps, vis-à-vis de l'Occident et de la Russie, comme le seul rempart face à la terreur islamique et donc comme un interlocuteur incontournable par un nombre croissant de pays qui ont fait de la lutte contre le groupe jihadiste la priorité au Moyen-Orient.

Irak, Syrie : la situation au 12 mars 2015

Même si Al-Assad contrôle 40% du territoire - dont les grandes villes, exceptés Raqqa et la moitié d’Alep - où vit 60% de la population, la Syrie se présente aujourd’hui, hors le littoral contrôlé par le camp loyaliste, comme «une peau de léopard». Les taches sont autant de poches tenues par le gouvernement, les divers groupes rebelles, ceux liés à l’ASL et ceux liés à l’Etat islamiste. Il n’y a donc pas vraiment de fronts à la différence de l’Irak.

Condition. Aujourd'hui, la plupart des pays occidentaux estiment qu'il faut d'abord en finir avec l'EI, d'autant qu'il aimante les jeunes jihadistes du monde entier. D'où l'idée que certains Etats occidentaux et les pays arabes du Golfe en viennent à soutenir le frère ennemi, le Front al-Nosra, dominant dans le nord-ouest de la Syrie et qui, quand il est faible localement, s'allie avec des mouvements rebelles considérés comme plus modérés. Une condition impérative lui a été posée : quitter le réseau d'Al-Qaeda, ce qui lui a valu d'ailleurs d'être la cible ces dernières semaines des raids de la coalition conduite par les Etats-Unis. L'idée venait du Qatar, sans succès : lundi, Al-Nosra a «démenti totalement toute rupture avec Al-Qaeda». L'impasse syrienne n'est pas prête de se terminer.