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Libération

En Israël, la nation start-up en lutte contre l’isolement

Inquiets pour le business, les milieux d’affaires et la high-tech s’opposent de plus en plus à Nétanyahou. «Libération» est allé à leur rencontre lors d’un raout début mars.
A Ramat Poleg, en septembre. (Photo Jack Guez. AFP)
publié le 16 mars 2015 à 20h16

Au premier étage pompeusement présenté comme un «centre international de conférence», dans un grand hôtel du sud de Tel-Aviv, la plupart des grands patrons de l’Etat hébreu assistaient dimanche 8 mars à la remise du prix «Excellence for business». Un événement sans intérêt imaginé par une grosse boîte de relations publiques pour flatter l’ego de ses plus gros clients dans une ambiance faussement conviviale.

Entre les bouchées au saumon insipides, le vin du Golan tiédasse, les sourires obligés et les poignées de mains moites, les participants n’ont qu’un seul sujet de discussion : le résultat des prochaines élections. La plupart spéculent sur le nom du futur ministre des Finances, avec une préférence pour Manuel Trajtenberg, un professeur d’économie qui a, dans la foulée de la révolte sociale du printemps 2011, été nommé à la tête d’une commission gouvernementale chargée par Benyamin Nétanyahou de présenter un programme de réformes économiques. Certes, le rapport de Trajtenberg est resté sans suite puisque sa seule vocation était de calmer les Israéliens qui défilaient alors en masse dans la rue. Mais, fort de sa nouvelle notoriété, cet économiste né à Córdoba (Argentine) est entré en politique. Il figure désormais en place éligible sur la liste Union sioniste, un cartel électoral de centre gauche regroupant les travaillistes et les centristes autour de Tzipi Livni.

Boycott. «Trajtenberg ferait un bon ministre des Finances. Le moment est venu de lui donner sa chance pour que le marché retrouve sa confiance et que le monde ait enfin une autre image d'Israël», lâche Shmuel Frenkel, le patron d'Epsilon - un gros fonds d'investissement -, qui résume ce que pensent de nombreux chefs d'entreprise présents à la soirée tel-avivienne. A ses côtés, N., un cadre du géant de l'agroalimentaire Strauss, ajoute que «la politique menée par Nétanyahou est contraire aux intérêts des Israéliens. En tout cas, elle est préjudiciable aux affaires». Et de poursuivre : «Chaque fois que nos délégués voyagent aux Etats-Unis, tout se passe bien. Lorsqu'ils se rendent en Europe, on leur claque l'occupation et la colonisation au visage. […] Il arrive parfois que l'on ne réponde pas à leurs mails. Un potentiel client français a même répondu à une demande de rendez-vous en envoyant une photo prise à Gaza durant les bombardements de l'été 2014.»

L'inquiétude des milieux d'affaires israéliens est palpable. Ce n'est pas tellement la crise économique qu'ils redoutent. Encore moins les mouvements sociaux ou la concurrence étrangère. Mais la mise en place de sanctions internationales si le statu quo devait perdurer dans les territoires palestiniens. Car elles leur feraient sans doute très mal… «Tout le monde sait à Jérusalem que même s'ils ont le portefeuille à droite, de nombreux grands patrons et leaders de la high-tech [le secteur qui tire l'économie du pays vers le haut et lui a permis d'atteindre un taux de croissance de 3,9% en 2014, ndlr] ont le cœur à gauche, explique le chroniqueur politique Nadav Perry. Ils croient au processus de paix et c'est à leur honneur, mais il ne faut pas se leurrer : ceux qui veulent faire du business à l'étranger savent qu'ils ont plus intérêt à passer pour des amis du mouvement Peace Now que pour des suppôts du Yesha, le lobby des colons.»

Personne ne veut parler ouvertement de l'éventualité d'un boycott international. Parce que ça porte malheur ? Plutôt parce les entrepreneurs estiment que de telles mesures deviendront inévitables si Nétanyahou reste en place pour y pratiquer la même politique. «Off the record», l'administrateur d'un groupe d'édition nous confie cependant que plusieurs de ses homologues se sont engagés aux côtés de l'Union sioniste à cause de cela. Certains, tels Erel Margalit, l'emblématique fondateur du fonds spécialisé dans les start-up JVP, et un groupe d'autres patrons influents, ont rejoint le Parti travailliste il y a plusieurs années déjà. D'autres l'ont fait dans le courant de ces derniers mois. «Ils ont d'abord été en contact régulier avec Herzog et maintenant avec Livni, qui est elle-même liée au monde des affaires par l'intermédiaire de son mari [Naftali Spitzer, patron d'une agence de pub, ndlr], explique notre interlocuteur. Donc, si l'Union sioniste arrive au pouvoir au soir du 17 mars, le nouveau gouvernement prendra rapidement des mesures symboliques qui amélioreront l'image d'Israël dans l'Union européenne [le premier marché pour les exportations, juste après les Etats-Unis]

«Dramatique». En 2013, lorsque les responsables de l'UE ont commencé à évoquer la possibilité de sanctions économiques partielles frappant l'Etat hébreu, le ministère israélien des Finances, la Banque centrale, ainsi que les organisations patronales ont tenté d'en chiffrer l'effet. Verdict : une perte de 4,2 milliards d'euros et de 10 000 emplois par an. Autant dire une catastrophe pour un aussi petit pays. Quelques mois plus tard, lorsque les négociations israélo-palestiniennes ont commencé à battre de l'aile, 300 grands noms de l'industrie israélienne, conscients des risques économiques provoqués par l'isolement grandissant de leur pays, ont décidé de prendre les choses en main. A coups de millions de shekels, Ofra Strauss (patronne du groupe agroalimentaire du même nom), Gad Propper (PDG d'Osem, un groupe concurrent) et Yossi Vardi (le père fondateur de la high-tech israélienne) ont relancé la campagne «Breaking the Impass» (BTI), qui vise depuis 2011 à convaincre l'opinion israélienne qu'un accord de paix «est bon pour le portefeuille». «La paix, c'est la prospérité», «la paix fera baisser le coût de la vie», «la paix, c'est un Smic à 1 000 euros», proclamaient les affiches de BTI placardées à peu près partout dans l'Etat hébreu. «La paix, ce n'est pas seulement des signatures au bas d'un parchemin. Ce sont aussi des contacts, des échanges, des affaires et des contrats», affirmait alors Propper, soulignant qu'«au rythme où la situation se dégrade, nous allons nous couper du reste du monde et ce sera dramatique pour notre économie».

Ces derniers mois, la campagne BTI s'est quelque peu mise en veilleuse, mais V15, un mouvement qui vise ouvertement à décrocher Nétanyahou du pouvoir en soutenant tous ceux qui s'y opposent, a pris le relais. «Le 17 mars, on change», proclament ses banderoles blanc et bleu signées qui s'étalent sur les murs des quartiers branchés de Tel-Aviv, ainsi que de quelques villes de la périphérie. Sans en référer explicitement au Parti travailliste et au Meretz (tous deux membres de l'Internationale socialiste). Apparu en décembre 2014, V15 revendique «10 000 bénévoles». Mais son infrastructure est financée par plusieurs patrons israéliens désireux de rester anonymes, ainsi que par le milliardaire juif américain Daniel S. Abraham. Ce dernier contribue par ailleurs aux campagnes du leader travailliste Yitzhak Herzog, mais lorsqu'on l'interroge sur l'ampleur des subsides accordés à V15, il jure qu'il «ne se souvient plus exactement». Un petit mensonge pour une grande cause.