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Libération
Femmes damnées 1/2

Pakistan : au pays des crimes d’honneur

Attaquées à l’acide, violées, tuées… Pour avoir osé choisir leur mari ou leurs fréquentations, les habitantes du Pendjab continuent à être punies par leurs fils et frères. Une pratique ancestrale qui s’est aggravée récemment.
Farzana, enceinte, est morte lapidée par des proches qui rejetaient son mariage. (Photo Reuters)
publié le 16 mars 2015 à 17h46

«On les a tuées, viens t'occuper d'elles maintenant.» Au téléphone, les frères de Youcef lui annoncent tranquillement qu'ils viennent d'égorger leur mère et leurs deux jeunes sœurs, parce qu'ils jugeaient leur comportement «indécent». Trois mois plus tard, on s'attend donc à le voir horrifié et en larmes, mais Youcef reste calme et toujours «partagé» sur ce qu'il faut en penser… «Mes frères n'auraient pas dû tuer notre mère, mais c'est bien aussi d'avoir montré l'exemple à notre clan en préservant notre honneur, en montrant que les femmes ne peuvent pas se comporter comme ça», lance-t-il sur un ton cassant.

Le fléau du «kalo kali»

Ce Pakistanais de 23 ans se confie ce jour-là dans le vacarme d'une artère de Lahore où tentent de survivre des mendiants estropiés et des gamins des rues. Dans cette grande métropole de l'est du pays, Youcef vivote en vendant des fruits sur son vélo qui croule sous les corbeilles. C'est la nuit du 11 novembre que ses deux frères de 22 et 25 ans ont commis l'irréparable. Ils se sont d'abord jetés sur leur père pour le ligoter. Puis, sous ses yeux, ils ont égorgé avec un grand couteau leur mère, Sughra, et leurs demi-sœurs de 15 et 16 ans, Amina et Muqqadas. Les frères ont avoué leur crime sans le moindre problème. «Ils ont accusé nos sœurs d'avoir eu un comportement inacceptable et de mauvaises fréquentations», rapporte Youcef.

Un acte barbare loin d'être isolé au Pakistan, où plus de 3 000 femmes - dont près d'un millier en 2013 - ont ainsi été tuées au nom d'un prétendu «honneur» depuis 2008, selon les ONG de défense des droits des femmes. Des chiffres recueillis auprès de la police et donc largement sous-estimés. Beaucoup de cas sont dissimulés par les familles, et la plupart des victimes ont peur d'aller porter plainte auprès de policiers peu compréhensifs. «Le nombre de ces crimes ne cesse d'augmenter ; c'est une plaie, exacerbée par les autres types de violences - terroriste, religieuse, politique», déplore Naeem Mirza, directeur de l'ONG Aurat («femme») Foundation. Un fléau de plus pour cette société encore largement illettrée, patriarcale et conservatrice. Où la dignité des hommes se mesure souvent à l'emprise qu'ils exercent sur le corps des femmes.

Dans leur province du Pendjab, ce qui a tué Sughra et ses filles a un nom : le kalo kali. Une coutume qui permet à des hommes de tuer une proche si elle est soupçonnée, même à tort, d'adultère, de relation ou comportement «illicite» souillant l'honneur familial… En fait, Youcef et ses frères n'ont jamais accepté que leur mère divorce dix ans auparavant pour se remarier avec un gitan, Shaban, qui faisait vivre sa famille au grand air dans des campements, au gré de festivals où il travaillait comme forain. Une fois pubères, «nos sœurs auraient dû rester à la maison et vivre selon les convenances», siffle Youcef.

«Dans notre société, la femme est encore trop souvent traitée comme une monnaie d'échange et la propriété des hommes», s'insurge Mukhtar Mai, violée par plusieurs hommes en 2002 dans le sud du Pendjab (lire Libération de mercredi). Si une fille a l'idée saugrenue de se marier selon son choix, de continuer ses études ou de divorcer, des proches risquent de la tuer pour ça. Cette pratique terrifiante, qui peut prendre la forme d'attaques à l'acide ou de viols, perdure aussi dans ces campagnes où l'Etat est faible. Elle est alors ordonnée par des assemblées tribales, tel le swara qui permet à une famille de donner une fille en mariage à un autre clan pour résoudre un conflit. Alors que le pays se modernise avec Internet et la télévision, les communautés traditionnelles, en réaction, se ferment. Avec le «crime d'honneur» comme ultime rempart. «Tant que ce système tribal et féodal perdurera, ces crimes aussi», relève Naeem Mirza.

«Vendue pour 925 euros»

Le regard noir de Sajida, 24 ans, se voile puis s'égare au fil du récit glaçant de son enlèvement, recueilli dans un foyer pour femmes du district de Muzaffargarh. Il y a deux ans, la jolie jeune femme fuit sa famille pour se marier par amour avec Umer. Un an plus tard, son frère l'appelle : il dit vouloir renouer. Elle le croit, laissant le piège se refermer. «Il m'a droguée, mise dans sa voiture en pleine nuit, et vendue pour 100 000 roupies [environ 900 euros, ndlr] à un homme d'une autre tribu», à des centaines de kilomètres, raconte-t-elle. A son arrivée, des femmes la séquestrent pendant un mois, la forcent à signer un acte de mariage, puis la réduisent en esclavage dans les champs. Elle sera aussi «forcée à avoir des relations sexuelles pendant six mois» avec son nouveau «mari», Bilal, dit-elle pudiquement, tremblante de colère. L'enfer dure six mois, jusqu'à ce que la justice, saisie par Umer, la fasse libérer. Mais face aux menaces de mort proférées par sa famille et son ex-mari, elle est condamnée pour le moment à rester séparée d'Umer, cachée dans ce foyer. Les exemples de crimes sont légion sous cette bannière de l'honneur qui cache souvent des motifs moins glorieux.

Dans l'Etat du Sindh (sud), même les autorités admettent que la plupart des centaines de crimes d'honneur perpétrés chaque année visent à se débarrasser d'une épouse, d'une belle-fille gênante ou à laquelle on refuse en héritage une partie des terres agricoles. L'honneur n'est alors qu'un prétexte pour régler des différends familiaux, de voisinage, d'argent. Ces meurtres restent largement impunis, considérés comme de simples affaires privées. La loi elle-même y contribue, en permettant que ces crimes, pourtant prémédités, puissent être «pardonnés» par d'autres membres de la famille. Résultat : dans une majorité de cas, ces proches complotent pour tuer leurs filles, belles-filles ou nièces, puis s'arrangent pour se pardonner entre eux… Et quand les meurtriers sont d'une famille différente, ils ont un autre allié : le prix du sang, un principe islamique. Dans ce pays pauvre, la famille de la victime est souvent poussée à accepter ce «compromis» financier en dehors du tribunal avec la famille des tueurs, et à abandonner les poursuites. «La valeur de la vie d'une fille, vite oubliée, est réduite à des roupies, et le meurtrier acquitté est félicité pour son acte dans sa communauté», fustige Shabana Wahid, de l'ONG Shirkat Gah. Ainsi, Youcef, le vendeur de fruits de Lahore, se dit «confiant»dans la libération de ses frères un jour, faute de plainte ou en payant le prix du sang à leur beau-père très pauvre…

Une velléité de divorce derrière la folie meurtrière

Ces milliers d'affaires ne laissent peut-être pas de traces sur les registres judiciaires, mais les victimes restent marquées à vie. Comme dans cet appartement sommaire du vieux Lahore. La lumière cotonneuse de février ne réchauffe pas l'atmosphère de l'unique pièce où une grande toile cirée fait office de papier peint. Aneela et ses frères y racontent la mort de leur sœur Sumaira, 32 ans, tuée par balles avec son fils de 11 mois par son propre mari, Sajjad, 48 ans, une nuit d'octobre. Disputes, problèmes d'argent, velléité de divorce de Sumaira sont sans doute les raisons derrière cette folie meurtrière. «Cet incapable s'est débarrassé de notre sœur comme d'un objet parce qu'il n'arrivait pas à faire vivre sa famille», accuse Aneela, au bord des larmes. Mais le mari meurtrier et ses proches, eux, affirment que Sumaira avait un amant, ce que ni l'enquête de police ni sa famille n'ont confirmé. Sajjad clame ainsi depuis sa cellule son droit à «rétablir son honneur»…

Interrogée au saut du lit dans l'appartement familial où le drame a eu lieu, Mobina, sœur de Sajjad, accable la victime : «Sumaira avait avoué que le bébé n'était pas de Sajjad, et elle voulait le divorce et la garde de ses fils en plus !» A ses côtés, le frère et la mère de Sajjad semblent mal à l'aise et abattus. Les deux premiers fils de Sumaira, âgés de 7 et 5 ans, vivent toujours ici, au milieu des proches de l'assassin de leur mère et de leur frère. Leur lit, à même le sol dans le salon, est encore défait, leurs slips et baskets traînent dans l'appartement. Ils sont gardés par Mobina, laquelle n'a aucune pitié pour feu cette belle-sœur qui «n'a pas su conserver sa dignité». Dans un terrible déni, Mobina plaint surtout son frère. «Sajjad regrette son geste mais il est aussi traumatisé, et on lui interdit de voir ses enfants, c'est injuste», tente-elle, très émue. Elle et ses proches implorent donc la «clémence» de leur belle-famille qui, plus pauvre, se plaint déjà des frais importants en avocat, en pots-de-vin à la police et à l'administration… Aneela et ses frères finiront sans doute de guerre lasse par accepter le prix du sang. Et le meurtrier de Sumaira et de son enfant retrouvera la liberté.

Le Pakistan sortira-t-il un jour de la spirale des crimes d’honneur ? Sous la pression des féministes et de la société civile, des lois ont bien été votées ces dernières années pour punir plus durement les violences domestiques, les attaques à l’acide et les mariages forcés. La dernière, votée par le Sénat début mars, rend en principe obligatoires les poursuites contre les auteurs de ces crimes. Si elle finit par être adoptée définitivement d’ici quelques années, encore faudra-t-il la faire appliquer sur le terrain. Le gouvernement du Pendjab a de son côté promis l’ouverture de centres pilotes où les victimes auraient accès, en un même lieu sécurisé, à des policières, un procureur et à des expertises médico-légales.

Au-delà des lois, l'espoir vient plutôt de la société qui tolère de moins en moins ces actes barbares aussi plus médiatisés. «Aucun homme politique, journaliste ou membre de la société civile ne peut plus défendre publiquement ces crimes d'honneur», se réjouit Hina Jilani, avocate et militante réputée. La Haute Cour de Lahore a récemment donné un signal encourageant, rendant une justice posthume à Farzana Iqbal qui, à 25 ans et enceinte, fut lapidée à mort en mai 2014 par une dizaine de proches enragés qui rejetaient son mariage. Ces derniers l'ont attaquée devant le tribunal où elle était venue régulariser cette union, sous les yeux de policiers et de passants impassibles. Diffusées par les médias, les images insoutenables de son corps recroquevillé et de son visage en sang hanteront le pays pour longtemps. En novembre, le père, le frère et le cousin de Farzana ont été condamnés à mort en première instance pour ce crime. Un précédent qui, s'il était confirmé ou, comme souvent, commué en prison à vie, pourrait dissuader de futurs criminels de vouloir venger ainsi leur prétendu honneur.

Texte et photos Lucie Peytermann 

Mercredi : la revanche d'une survivante.