Menu
Libération
Femmes damnées 2/2

Pakistan : l’honneur retrouvé de Mukhtar Mai

Elle est devenue le symbole de la résistance des Pakistanaises. Violée en 2002, cette villageoise du Pendjab a porté plainte contre ses agresseurs, une première. Depuis, elle a ouvert deux écoles et un foyer pour les jeunes filles victimes de violences.
Au mariage de Summaya et de Mohamed. La jeune femme de 18 ans a trouvé refuge chez Mukhtar Mai après l’assassinat, par son frère, de son premier mari, épousé par amour. (Photo Lucie Peytermann)
publié le 17 mars 2015 à 18h06

Le sourire conquérant, Mukhtar Mai plonge avec délice dans la danse effrénée des femmes du village qui chahutent les jeunes mariés. Son cœur s’enivre des résonances assourdissantes des tambours et de cette joyeuse revanche sur son maudit destin. Autour d’elle, le percussionniste et les danseuses d’une tribu nomade entrent en transe. Des dizaines de femmes et de jeunes filles, les bras encombrés d’enfants, s’agglutinent et exultent aux déhanchements de leur protectrice. L’ambiance survoltée qui baigne la cour de sa maison secoue la quiétude de cette campagne bucolique du Pendjab du Sud. De rares instantanés de bonheur qui tranchent avec le quotidien très dur des habitantes de cette région, l’une des plus violentes au monde pour les femmes.

Car dans ce village de Mirwala, à près de dix heures de route de la capitale pakistanaise, Islamabad, Mukhtar Mai, survivante au destin exceptionnel, a réalisé des miracles. «J'ai perdu ma dignité, mais je n'ai pas voulu rester silencieuse et recluse chez moi à vie. Je me suis dit que je pourrais aider les filles de la prochaine génération», explique à Libération cette figure charismatique de 43 ans. Aujourd'hui, elle marie Summaya Ijaz, de vingt ans sa cadette, et victime, comme elle, de ces innombrables «crimes d'honneur» qui meurtrissent cette partie du monde (lire Libération du 17 mars). Depuis plus de dix ans, Mukhtar est un formidable symbole de résistance pour les paysannes pakistanaises. En 2002, la jeune femme a été victime d'un viol collectif «ordonné» par une assemblée de son village pour «punir» sa famille, accusée d'avoir offensé l'honneur d'un autre clan. Cette décision moyenâgeuse, relayée par les médias et des ONG locales, déclenche une indignation internationale inédite. A l'époque, la jeune villageoise, pourtant démunie et illettrée, est la première Pakistanaise à oser poursuivre ses agresseurs. Dans cette région encore largement féodale et patriarcale, elle se révolte contre le déshonneur absolu des victimes, et refuse de se suicider.

«Comme si c’était moi qui avais commis un crime»

C'est un jour de juin que le piège des crimes d'honneur s'est refermé sur elle. Mukhtar a alors 30 ans et vit chez ses parents après l'échec d'un mariage arrangé de courte durée. «J'avais une vie tranquille, j'enseignais le Coran aux enfants, je brodais des vêtements que je vendais», raconte-t-elle par un après-midi hivernal, installée sur le toit de sa maison. La vie familiale est soudain brisée par un coup de tonnerre : le frère adolescent de Mukhtar est kidnappé par les Mastoy, un clan voisin qui l'accuse d'avoir eu une relation «illicite» avec une de ses filles. Le conseil du village réclame alors qu'une fille de la famille de Mukhtar soit envoyée pour «s'excuser». «Mais quand je suis arrivée sur place, le chef du conseil a dit aux Mastoy : "Faites-en ce que vous voulez."» Traînée de force dans une étable, elle est dénudée et violée, par quatre hommes selon elle. Le supplice durera une demi-heure, laissant place à la honte. «Au village, tout le monde me regardait comme si c'était moi qui avais commis un crime», lâche-t-elle, les yeux humides.

Depuis près de treize ans, elle a tenu bon contre sa famille qui l'incitait à se taire, n'abandonnant jamais les poursuites contre quatorze hommes du clan Mastoy (quatre pour viol et dix pour complicité) malgré les humiliations endurées à chaque nouvel appel. Elle réussira à envoyer plusieurs accusés en prison, mais ils n'y resteront que quelques années (sauf un, emprisonné à vie). La dernière décision en leur faveur, émise par la Cour suprême, date de mars 2014. Aitzaz Ahsan, l'avocat réputé qui défend Mukhtar, fustige une justice biaisée et patriarcale. «La Cour suprême a donné tout le bénéfice du doute aux mâles, au mépris de preuves irréfutables», déplore-t-il. Les juges, tous des hommes, ont estimé que «le récit du viol par Mukhtar était moins crédible parce qu'elle était divorcée et non pas vierge», relate-t-il, écœuré. Ces magistrats ne sont pas les seuls à s'en laver les mains : le nombre de condamnations pour viol au niveau national est quasi nul. Ce déni de justice pour les milliers de victimes est, selon Me Ahsan, une «double peine». «Vous avez été violentée, et, en plus, vous êtes considérée comme une menteuse.»

«Elle a fait de sa tragédie quelque chose de positif»

Bien qu'en 2014 son histoire ait inspiré un opéra, Thumbprint, présenté à New York, Mukhtar est tombée un peu dans l'oubli des donateurs et des médias, à cause notamment de l'éloignement de sa région. Les dernières heures de route pour atteindre ce bout du monde sont pénibles, au fil d'une piste serpentant entre les champs de coton et de canne à sucre. Cette zone très pauvre est aussi un repaire de groupes islamistes et de talibans. Refusant l'exil, Mukhtar vit à quelques kilomètres du lieu de son calvaire et des Mastoy. Mais sa détermination a porté ses fruits : son ONG, l'Organisation Mukhtar Mai pour les femmes (1), qu'elle a créée avec les fonds récoltés dans les années 2000, a fondé deux écoles où quelque 1 100 élèves, en majorité des filles, étudient quasiment gratuitement jusqu'à 18 ans. L'une d'elles est installée dans sa propre maison, à Mirwala, qui n'avait pas d'école jusque-là. «C'est ici que j'ai appris à lire et écrire», s'amuse Mukhtar. Elle a aussi ouvert, en 2006, un foyer d'accueil pour femmes victimes de violences, dont les responsables se risquent parfois à aller exfiltrer de chez elle une fille en grave danger et ignorée par la police.

Malgré ses premiers cheveux blancs et ses traits marqués, Mukhtar Mai n'a pas tant changé. Mais la villageoise craintive a laissé la place à une chef de bande au rire décomplexé, plutôt à l'aise, enchaînant les cigarettes même si une gravité assombrit parfois son visage. «La première fois que je l'ai rencontrée, lors d'une conférence en 2003, elle était si timide qu'elle n'a pas pu articuler un mot à la tribune ! sourit Farzana Bari, féministe renommée. Mais elle a transformé sa tragédie en quelque chose de positif pour sa communauté. C'est la seule survivante d'un tel crime qui ait fait autant de travail ici, c'est une héroïne», estime-t-elle.

Mais la véritable revanche de Mukhtar Mai, c'est d'avoir sauvé de l'enfer plusieurs victimes, comme la jeune mariée Summaya. Les ennuis de cette fille de 18 ans ont commencé lorsqu'elle a voulu se marier par amour, déclenchant la fureur de son père. Le couple persiste, s'enfuit et se marie. Mais la réparation de l'honneur familial se fera dans le sang : des mois plus tard, le frère de Summaya, 25 ans, assassine le jeune marié… Elle trouve alors refuge chez Mukhtar Mai. C'était il y a un an. Menacée de mort par sa famille, Summaya refuse de pardonner à son frère, jeté en prison. Depuis, elle a décidé d'épouser Mohamed, 23 ans, un habitant de Mirwala. «Je veux avancer dans la vie et avoir des enfants», confie-t-elle le jour de ses noces.

Cela fait des semaines que les femmes réfugiées dans le foyer préparent avec fébrilité le mariage de Summaya, symbole d'espoir pour toutes. Un frisson d'émotion parcourt la foule féminine à la vue de la stupéfiante beauté de la mariée, qui s'apprête à rencontrer Mohamed pour la première fois. Son sari rouge vif et son voile, brodés de fils dorés, vont à ravir à son teint d'opale. Le pourpre est partout, sur ses ongles, ses lèvres, ses joues. «J'essaierai d'avoir une attitude correcte envers Summaya», promet le jeune mari, assis en tailleur sur un charpoy, futur lit de noces, dans la maison en pisé partagée avec ses parents.

Malgré leur joie émouvante, leur sort est loin d'être enviable. Toute sa vie, Summaya devra composer avec la crainte d'une vengeance sanglante de sa famille offensée. Mukhtar Mai, elle, a appris à dépasser les rancœurs toujours fortes entre sa famille et les Mastoy. A quelques kilomètres de là, l'atmosphère est tendue dans ce clan rival. Les accusés clament toujours leur innocence, affirmant qu'ils n'étaient pas présents le jour du drame. «J'ai gâché six ans et demi de mes plus belles années en prison alors que je suis innocent, du coup je suis pauvre et encore ouvrier», s'emporte Ghulam Rasool, quinquagénaire aux mains calleuses et aux pieds nus crottés. «On a enterré l'affaire, on n'a plus de haine», ajoute sans convaincre Khadim Hussain Mastoy, commerçant au rire gras dont les quatre frères ont été emprisonnés. «Il n'y a pas de violences contre les femmes ici, les gens inventent ça pour justifier des disputes entre familles ; d'ailleurs, beaucoup de gens se demandent si Mukhtar Mai s'est vraiment fait violer», ose-t-il.

Lutte contre l’ignorance

La mauvaise foi cruelle de ses détracteurs, Mukhtar la met sur le compte de l'ignorance et du manque d'éducation dans ces campagnes. C'est pourquoi elle a démarré il y a plus de dix ans sa première école sous un arbre de la cour de sa maison. Sa plus belle revanche, elle la tient sans doute dans ce fait à peine croyable : pas moins de 52 élèves de l'école sont issus du clan Mastoy. «Ce qui m'est arrivé n'est pas la faute de ces enfants, pourquoi les punir ?»dit-elle. Elle espère que le changement interviendra dans une génération, «quand ces élèves deviendront eux-mêmes parents». L'une des enseignantes, Naseem Zahra, décrit le porte-à-porte intensif des années durant pour convaincre les parents de ne plus envoyer leurs enfants aux champs. Le plus dur, dit-elle, a été de dépasser la «mauvaise réputation» de Mukhtar, accusée de vouloir «pervertir et inciter les filles à se révolter». «Mais grâce aux médias et à cette éducation, la société change ; il y a moins de mariages d'enfants ou d'unions forcées ici», relève Imran Ali, coordinateur au sein de l'ONG de Mukhtar Mai.

Aujourd'hui, Mukhtar est devenue une référence, et plusieurs familles lui amènent chaque mois une fille en détresse. En plein entretien, un petit garçon aux cheveux bruns et au teint pâle fait soudain irruption et se blottit tendrement dans les bras de Mukhtar. C'est Hussain, son fils de 3 ans, fruit de son union, en 2009, avec Nasir, 36 ans, son garde du corps depuis des années. Des féministes ont critiqué ce remariage. «Et pourquoi devrais-je considérer tous les hommes comme des démons ?» réplique-t-elle en rougissant. Au loin, l'appel de l'imam à la prière du soir trouble à peine le village assoupi. «Dieu m'a donné le droit à une vie normale ; je l'ai saisi, et finalement je suis heureuse», conclut-elle dans un sourire lumineux.

Texte et photos Lucie Peytermann