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Libération
Interview

Alaa Talbi: «Cet attentat pourrait renforcer la transition démocratique»

Pour le militant Alaa Talbi, la révolte doit vite prendre le pas sur la peur.
Les Tunisiens se sont recueillis devant le musée du Bardo mercredi, au soir de l’attaque qui a fait au moins 21 morts. (Photo Michel Euler. AP)
publié le 19 mars 2015 à 20h06

Alaa Talbi est le directeur exécutif du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), un réseau de militants des droits de l’homme et syndicaux qui s’est formalisé après avoir appuyé les mouvements sociaux contre Ben Ali, entre 2010 et 2011. Le FTDES coordonne également le Forum social mondial, qui devrait accueillir plus de 70 000 participants la semaine prochaine à Tunis.

Symbole démocratique des révolutions arabes, la Tunisie a-t-elle été touchée en plein cœur ?

Tout a été pensé, calculé dans cette attaque qui a visé, pour la première fois depuis avril 2002, des civils dans un centre-ville. D'abord, le Bardo n'est pas qu'un simple lieu culturel, c'est le plus grand musée africain. Ensuite, l'attentat s'est fait à deux pas du Parlement. Enfin, il intervient deux jours avant la fête de l'indépendance de 1956. Ce n'est pas la première fois qu'un acte terroriste coïncide avec un événement national : Mohamed Brahmi [député, nationaliste de gauche et laïc, opposant des islamistes, ndlr] a été assassiné le 25 juillet 2013, jour de la fête nationale de la République. Il y a donc une double symbolique : celle des lieux et celle des dates.

Tout a été annoncé par des tweets très clairs et des vidéos après coup, laissant planer «d'autres événements» à venir. C'est bien le musée qui était visé, pas le Parlement. Deux ou trois terroristes n'avaient aucune chance de s'y attaquer. Le tweet sur un compte lié à l'Etat islamique le disait bien : il parlait de «bonne nouvelle bientôt» et d'une «onde de choc» pour les hypocrites qui se «prétendent cultivés».

Cela va-t-il resserrer les liens de la classe politique et créer un sentiment d’union nationale ou plutôt la faire imploser autour du parti d’opposition Ennahdha ?

Pour l’instant, on est dans l’union nationale. Mais il y aura forcément des répercussions politiques dans les semaines à venir. Ce vendredi, le Premier ministre doit proposer un projet de loi de réconciliation nationale sous forme d’amnistie pour soulager la justice, qui croule sous les plaintes contre d’ex-cadres dirigeants et des hommes d’affaires. Mais cette loi exclut le terrorisme. L’attentat du Bardo renforcera-t-il la position du gouvernement ou l’affaiblira-t-elle ? Les jihadistes avaient certainement aussi cela en tête : torpiller une dynamique démocratique pacifique.

Comment va réagir la société civile tunisienne ces prochaines semaines ?

Sa réaction est claire, les premiers rassemblements spontanés l’ont montré. On va appeler à multiplier les marches et à retourner visiter le musée du Bardo. Ce n’est pas la peur qui domine, mais la révolte. Et c’est un bon signe. Avoir peur, c’est tétaniser notre expérience démocratique. Loin de l’affaiblir, cet attentat pourrait renforcer la transition en cours. Car les Tunisiens ont la hantise du scénario algérien, qui a viré à la guerre civile, et ils veulent se battre pour le vivre ensemble.

Redoutez-vous que le gouvernement ne radicalise sa politique antiterroriste au détriment des droits de l’homme ?

La nécessaire lutte contre le fléau du terrorisme ne doit pas entamer les avancées sur les droits de l’homme, qui restent à consolider. Or il est facile, on l’a vu dans d’autres pays, de voir le premier impératif contaminer le second. Certes, il faut lutter contre le terrorisme sanglant. Mais, pour autant, pas question de céder sur les acquis obtenus en matière de droits de l’homme et de libertés publiques. La société civile tunisienne restera vigilante et n’acceptera pas qu’on porte atteinte à ces principes au nom de la lutte contre le terrorisme. Sinon, on laissera la porte ouverte à la criminalisation contre les mouvements sociaux, les limites aux droits de la presse, à la liberté d’opinion. Il ne faut en aucun cas paniquer ; notre transition démocratique est encore très fragile.

Tunis a déjà accueilli le Forum social mondial en 2013. Comment appréhendez-vous cette nouvelle édition ?

Il est plus que jamais essentiel de maintenir ce forum pour qu'il apporte une réponse claire, une riposte rapide à la violence aveugle. Le fanatisme religieux veut créer un climat de peur, veut menacer la démocratie, la liberté, la tolérance. A l'opposé, le mouvement altermondialiste milite pour un monde meilleur de justice, de liberté et de coexistence pacifique. N'oubliez pas qu'un mois avant le FSM de 2013, Chokri Belaïd [avocat, défenseur des droits de l'homme et pourfendeur du salafisme, ndlr] était tombé sous les balles… On redoutait cet attentat. On en redoute d'autres. Mais on se battra pour que ce processus ne déraille pas face à ceux qui veulent voler notre rêve d'une transition démocratique réussie. On résistera avec espoir. Et courage.