La Bible (Genèse, chapitre XXIX) raconte une histoire émouvante. Le patriarche Jacob a travaillé pendant sept années au service de son oncle, Laban, pour être digne d'épouser sa fille cadette, Rachel, qu'il aime de toute son âme. Mais, pendant la nuit de noces, son beau-père opère, au dernier moment, une substitution et introduit en fraude dans la couche de Jacob son aînée, Léa. Et, ainsi, à son réveil, Jacob s'aperçoit «que c'était Léa» et non Rachel. Il comprend donc qu'il devra servir Laban pendant sept années supplémentaires pour pouvoir épouser son amour…
«C'était Léa» est devenu une expression proverbiale pour décrire un renversement dramatique et frustrant intervenu en une nuit. Et c'est le genre de renversement que le camp de la paix (plus large et plus nombreux que la gauche israélienne) subit au cours des trente dernières années, pendant nombre de nuits électorales où il a affronté le camp de la droite. Quelques jours avant le scrutin, les sondages et les échantillons de sortie des urnes offraient l'impression que, cette fois, le camp de la paix et celui de la gauche allaient l'emporter mais, au fur et à mesure que tombaient les résultats réels, il s'avérait qu'un bouleversement s'opérait et la victoire annoncée de la gauche se transformait en triomphe de la droite.
La frustration est profonde et douloureuse, à l’image de celle qu’a éprouvée le patriarche en découvrant, au matin de ses noces, qu’on lui a «refilé» une autre femme, qu’il n’aimait pas. Certes, le peuple d’Israël est devenu, au fil des années, nationaliste et plus religieux. C’est pourquoi, malgré les meilleures intentions du monde, les programmes rationnels proposés par le camp de la paix et la gauche n’ont toujours pas convaincu le peuple. Parfois, il préfère que les négociations avec les Arabes et les concessions territoriales à leur égard soient effectuées par les dirigeants de droite, parce que leur patriotisme semble indubitable plutôt que de s’en remettre aux beaux rêves de la gauche. Ce fut le cas avec Menahem Begin, lors des accords de paix avec l’Egypte, de même qu’avec Ariel Sharon, au moment de l’évacuation unilatérale des colonies de Gaza.
Cependant, l’espoir brisé d’un changement heurte douloureusement les Israéliens qui y aspiraient. Non que quiconque éprouvât le sentiment qu’avec l’arrivée de la gauche au pouvoir on pourrait établir, dès le lendemain, la paix avec les Palestiniens selon le modèle de deux Etats pour deux peuples. La voie vers cette solution demeure ardue et complexe. Mais, du moins, un modeste espoir pouvait naître d’un arrêt du processus continuel de construction dans les colonies implantées dans les Territoires palestiniens, ce qui neutralise toute chance de solution pour l’avenir.
Toutefois, les résultats de ces élections contiennent deux motifs de ne pas désespérer tout à fait : le déclin spectaculaire du parti extrémiste des colons, la Maison juive, les partisans les plus acharnés et les plus efficaces de la colonisation, et, en second lieu, la coalition de tous les partis arabes d’Israël en une liste unique qui accroît de manière significative la représentation des Arabes israéliens au Parlement.
Mais, j’ai tout de même dû consoler mes enfants adultes. Ils n’ont pas compris que de si nombreux Israéliens de leur entourage ne soient pas disposés à reconnaître que la droite fait fausse route. Et, pour atténuer un peu leur dépit, et leur rendre le sens des proportions au regard du vote à droite d’une partie des citoyens d’Israël, j’ai décidé d’utiliser mon métier d’écrivain qui m’oblige, de temps à autre, à entrer dans la peau de personnages dans mes livres et à leur faire entendre le monologue d’un Israélien moyen, guère extrémiste, qui a voté pour le Likoud. Afin qu’il leur explique les motivations de son choix. Voici comment il serait susceptible d’argumenter sa préférence :
«Avouez que, de manière relative, la situation économique d’Israël est acceptable. Le taux de chômage est bas et la croissance se poursuit. Au cours des dernières années, Israël a conquis de nouveaux marchés fructueux en Inde et en Chine. La situation sécuritaire est relativement stable. Les attentats terroristes ont beaucoup diminué, et la guerre contre le Hamas à Gaza, malgré tous ses aléas, a réussi à étouffer, pour le moment, les provocations démentes de cette organisation qui, au lieu de se préoccuper des besoins de son peuple, tirait des missiles meurtriers contre les localités d’Israël».
«L’Autorité palestinienne conserve encore une coordination sécuritaire avec l’armée israélienne, et la critique politique contre Israël dans le monde ne se traduit pas encore par des actes de boycottage ou d’ostracisme. Mais, bien sûr, mon principal argument d’électeur du Likoud est le suivant : le monde arabe est encore plongé dans un état de nihilisme extrémiste, de guerres civiles cruelles se déroulant dans de nombreux pays, et même la puissante Egypte doit combattre le terrorisme islamiste. C’est pourquoi Israël ne peut se permettre de laisser cette instabilité s’installer à ses frontières en renonçant aux territoires de Cisjordanie et du Golan. Aussi, dira l’électeur de droite, je garde ma confiance à ce gouvernement, malgré ses échecs et ses fiascos. Je l’avoue, je n’éprouve aucune sympathie pour ce Premier ministre, mais il pilote ce pays depuis quelques bonnes années, et ce pays tient toujours sur ses jambes. Alors, pourquoi changer quoi que ce soit pour ce qui semble, certes, sympathique mais dénué d’expérience…».
J’ai essayé de consoler mes enfants de leur amère déconvenue avec ces mots. Je ne voulais pas qu’ils se montrent hostiles ou étrangers à cet Israël et qu’ils perdent l’espoir dans l’avenir. Ils doivent encore bâtir leur vie et le futur de leurs enfants dans une petite démocratie, qui tente de normaliser l’histoire problématique millénaire du petit peuple juif.
C’est ainsi que j’essaie, du moins, de consoler mes proches. Sinon que moi-même, je ne suis toujours pas consolé.
Auteur de : «Rétrospective» (roman), Grasset, 2012. Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche.