En 1981, Robert Durst possède plusieurs chiens de traîneaux. Sept, précisément, tous baptisés Igor. «En l'espace de six mois, tous sont morts de manière mystérieuse, se souvient son frère cadet, Douglas. Avec le recul, je crois qu'il s'est servi de ces animaux pour s'entraîner à tuer et à faire disparaître le corps de sa femme.» Rapportée par le New York Times, cette anecdote illustre à elle seule la personnalité diabolique décrite par ceux qui ont côtoyé «Bobby» Durst.
En l’espace de trois décennies, ce richissime héritier d’une famille de magnats de l’immobilier new-yorkais a été soupçonné de trois meurtres. Celui de sa femme, Kathleen, disparue en 1982. Celui de sa meilleure amie, Susan Berman, en 2000 à Los Angeles. Enfin, celui de son voisin, l’année suivante au Texas. Jamais inculpé dans les deux premières affaires, acquitté à la surprise générale dans la troisième, Durst a toujours clamé son innocence. Jusqu’à d’étranges aveux enregistrés - à son insu ? - lors du tournage d’une série documentaire de plus de quatre heures que la chaîne HBO vient de lui consacrer.
Intitulée The Jinx : The Life and Deaths of Robert Durst («la Malédiction : vie et morts de Robert Durst»), cette série haletante en six épisodes a subitement ressuscité un feuilleton judiciaire digne d'un scénario hollywoodien. Dans le dernier acte, Durst se rend aux toilettes après une ultime interview au cours de laquelle le journaliste lui a présenté une preuve accablante. «Et voilà, tu t'es fait prendre. Quel désastre», marmonne-t-il, ignorant manifestement que le micro sans-fil accroché à sa veste enregistre ses propos. «Qu'est-ce que j'ai fait ? Je les ai tous tués, bien sûr», souffle-t-il. Le documentaire s'achève sur cette confession choc.
Le 14 mars, veille de la diffusion du dernier épisode, Robert Durst est arrêté dans l’hôtel de La Nouvelle-Orléans où il est descendu sous un faux nom. A la poignée d’agents du FBI venus l’interpeller pour le meurtre de Susan Berman, le chétif septuagénaire n’oppose aucune résistance. Deux jours plus tard, à son arrivée au tribunal, menotté, combinaison orange de prisonnier, il affiche un sourire mi-narquois, mi-hautain. Le sourire de celui qui espère, une fois encore, échapper à la justice.
Pas de cadavre, pas de crime
Pour beaucoup d'Américains, l'histoire rocambolesque du riche héritier commence le 31 janvier 1982. Ce jour-là, sa ravissante épouse, Kathleen, se volatilise après un week-end dans leur maison de campagne, au nord de New York. Marié depuis neuf ans, le couple est alors en train de voler en éclats. «La moitié de notre vie était faite de disputes», admet Robert dans le documentaire. De coups aussi, confie à l'époque Kathleen à ses amies. «S'il m'arrive quoi que ce soit, Bobby sera le responsable. Ne le laissez pas s'en tirer comme ça», supplie-t-elle dans les semaines précédant sa disparition. Pour ces amies, aucun doute : Bobby a tué «Kathie» et fait disparaître son corps. Le millionnaire ne sera toutefois jamais inquiété. Pas de cadavre, pas de crime : l'affaire tombe aux oubliettes pendant près de deux décennies.
En 2000, premier rebondissement. Un délinquant local prétend savoir que Kathleen a été tuée et enterrée. La police du comté de Westchester décide de rouvrir l’enquête. Des fouilles sont entreprises, des témoins interrogés. Susan Berman, la meilleure amie de Robert Durst, est sur la liste. Les enquêteurs sont persuadés qu’elle connaît ses secrets. Ils n’auront pas le temps de le savoir. Le 23 décembre 2000, quelques jours avant son audition, elle est abattue d’une balle dans la tête dans sa maison de Beverly Hills. Journaliste et fille d’un puissant gangster de Las Vegas, Susan Berman préparait un livre sur la mafia au moment de son assassinat. La police de Los Angeles conclut à une exécution liée à ses recherches. Robert Durst, pourtant présent en Californie au moment des faits, n’est pas interrogé.
L’acte III de ce feuilleton se joue à Galveston, au Texas. Pour échapper à l’enquête sur la disparition de sa femme, Durst s’est réfugié dans cette petite ville côtière du golfe du Mexique. Travesti en vieille femme muette, sourcils et crâne rasé sous une perruque, il loue un logement modeste. En octobre 2001, un adolescent découvre un tronc humain dans la baie de Galveston. Les bras et les jambes sont retrouvés dans des sacs poubelle, la tête a disparu. Dans un des sacs, la police met la main sur un journal avec une adresse. Au 2213 avenue K, l’appartement numéro 1 est celui de la victime, Morris Black. Le second est loué par Dorothy Ciner, alias Robert Durst.
Arrêté quelques jours plus tard, ce dernier est inculpé pour meurtre puis libéré sous caution en attendant son procès, auquel il ne se présente pas. Après quarante-cinq jours de chasse à l’homme, il est finalement interpellé en Pennsylvanie, extradé vers le Texas puis jugé en 2003. A la barre, l’accusé et ses avocats assurent que la mort de Morris Black est accidentelle. Ce dernier le menaçait avec une arme, il a cherché à s’en saisir. Les deux hommes sont tombés, le coup est parti, Black est mort. Persuadé que la police ne le croira pas, Durst passe alors une nuit entière à découper le corps de son voisin à la scie. Puis jette les morceaux dans la baie, à l’exception de la tête, jamais retrouvée. Défendu par deux ténors du barreau, Robert Durst est acquitté par un jury populaire.
La même faute d’orthographe
Le verdict suscite la stupeur en Amérique et fascine le réalisateur Andrew Jarecki, qui décide d'adapter l'affaire à l'écran. All Good Things sort en 2010, avec Ryan Gosling dans le rôle du millionnaire diabolique. Le film fait un bide total mais n'échappe pas à Robert Durst qui, dans sa mégalomanie, propose à Jarecki une longue interview pour raconter «sa version». L'idée du documentaire est née.
La minisérie de HBO est un chef-d'œuvre. On y découvre une personnalité glaçante, terrifiante, arrogante. Un homme tellement sûr de lui et de son impunité qu'il avoue sans gêne avoir menti à la police à plusieurs reprises. «Personne ne dit jamais toute la vérité», assène-t-il, détaché. Outre Durst, le documentaire donne la parole à une impressionnante galerie de personnages : les proches de Kathleen, ceux de Susan Berman et, surtout, les enquêteurs de New York, Los Angeles ou Galveston, rongés par la frustration de n'avoir jamais réussi à le coincer. «Il n'y a pas le moindre doute dans mon esprit que Bob Durst a tué au moins trois personnes. Ce type n'est pas fou, il est diabolique», résume l'inspecteur Cazalas, de la police de Galveston.
Pour les besoins du film, puis du documentaire, Andrew Jarecki mène l'enquête minutieusement pendant une dizaine d'années. Il rencontre les témoins, visite les scènes de crime, se plonge dans les images d'archives. Jusqu'à découvrir un indice qui accable le suspect : une lettre envoyée par ce dernier à Susan Berman, quelques mois avant sa mort. L'écriture est quasi identique à la «cadaver note», reçue par la police de Beverly Hills en décembre 2000. Cette lettre anonyme, qu'a priori seul le meurtrier a pu envoyer, signalait la présence du cadavre de la jeune femme à son domicile. Sur les deux enveloppes, la même faute d'orthographe : «Beverley» au lieu de «Beverly».
Dans le dernier épisode de The Jinx, Robert Durst est confronté à une version agrandie des deux «Beverley Hills». Incapable de dire lequel il a rédigé, il perd ses moyens pour la première fois. Pris de haut-le-cœur, les mains devant le visage, il semble réaliser que le piège vient de se refermer. Ses «aveux» au micro, dans l'intimité des toilettes, interviendront quelques minutes plus tard.
«Ces journalistes ont accompli ce que les forces de l'ordre n'ont pas réussi à faire en trente ans, reconnaît dans le New York Times Jeanine Pirro, l'ancienne procureure du comté de Westchester. Ils ont été méticuleux, concentrés.» En filigrane, le documentaire pointe d'ailleurs la faiblesse des enquêtes menées sur Robert Durst ces trois dernières décennies.
«Confession» marmonnée aux toilettes
Désormais inculpé du meurtre de Susan Berman, le septuagénaire a accepté d'être extradé vers la Californie. Pour le moment, il est toutefois retenu à La Nouvelle-Orléans, où les autorités veulent le juger pour possession d'arme et de marijuana retrouvées dans sa chambre d'hôtel lors de son arrestation. «Bob Durst n'a pas tué Susan Berman. Il est prêt à mettre fin aux rumeurs et spéculations», a déclaré Dick DeGuerin, son principal avocat, dénonçant une arrestation liée au battage médiatique autour du documentaire.
Le timing a en effet de quoi interpeller. Robert Durst a été arrêté la veille de la diffusion du dernier épisode de The Jinx, un sacré coup de pub pour la chaîne HBO. Il n'en a pas fallu davantage pour que certains accusent la police de Los Angeles d'avoir passé un deal avec les réalisateurs : les pièces à conviction en échange d'une arrestation sur mesure. Des deux côtés, on dément toute coordination. L'arrestation, affirment les autorités, a été décidée pour empêcher le suspect de fuir à l'étranger. Dans sa chambre d'hôtel, le FBI a d'ailleurs retrouvé des faux papiers, un masque en latex couvrant la tête et le cou, et 40 000 dollars en cash.
Dans une interview au New York Times, Andrew Jarecki se dit quant à lui «soulagé» de cette arrestation, dont il assure ne pas avoir été informé. Le réalisateur confirme par ailleurs que la lettre à Susan Berman ainsi que les vingt-cinq heures d'interview avec l'accusé ont été transmises à la police «il y a plusieurs mois».
Ces éléments à charge, à commencer par la «confession» marmonnée aux toilettes, seront-ils admissibles devant un tribunal ? Probablement, estiment les experts. «Vous ne pouvez pas invoquer le respect de la vie privée quand vous portez un micro», résume l'avocat Jeffrey Toobin. Reste à savoir quel crédit accorder à un tel monologue. «Quand vous parlez à une autre personne, vous communiquez quelque chose. Mais quand vous vous parlez à vous-même, cela peut être de la spéculation. Ce n'est clairement pas un récit des faits», tempère Noah Feldman, professeur de droit à Harvard.
A 71 ans, Robert Durst se prépare donc à un nouveau procès. Pour sa défense, il pourra compter sur les avocats qui l'avaient fait acquitter au Texas, en 2003, brillants et cyniques. «Certaines personnes échappent à leur responsabilité grâce à une défense très efficace - comprenez très coûteuse -, soulignait l'un d'eux dans le documentaire. Est-ce que je trouve ça injuste ? Oui. Mais nous vivons dans un système capitaliste. Ceux qui ont beaucoup d'argent roulent en Cadillac, ceux qui n'en ont pas achètent une voiture d'occasion.» Avec une fortune estimée à 100 millions de dollars, Robert Durst réussira-t-il à nouveau à se payer une éclatante victoire judiciaire ? L'étau, cette fois, s'est incontestablement resserré.