Visiblement, l’Arabie Saoudite en a assez. Assez de voir l’Iran gagner sans cesse du terrain en Syrie et prendre peu à peu le contrôle des forces loyalistes qui affrontent la rébellion sunnite. Assez de voir Téhéran diriger la guerre en Irak contre l’Etat islamique (EI) et le général iranien Kacem Soleimani s’imposer comme le héros de la bataille de Tikrit. Assez de voir aussi le même ennemi héréditaire soutenir l’opposition chiite à Bahreïn et les chiites de la riche province pétrolière du Hasa. Mais, à côté de ce qu’il perçoit comme un encerclement iranien, le royaume en a assez également de voir les Etats-Unis se rapprocher du régime iranien, à la faveur du probable accord sur le nucléaire au détriment de l’alliance vieille de quelque soixante-dix ans entre le royaume et Washington. Jeudi matin, l’Arabie Saoudite est donc passée à l’attaque au Yémen pour défendre la grande ville d’Aden, menacée par les avancées de rebelles chiites, les Houthis, là encore soutenus par l’Iran. C’est à ce jour la plus grande offensive jamais menée par le royaume wahhabite, qui a mobilisé 150 000 militaires et 100 avions de combat.
Pour mener à bien des opérations militaires et se sentir moins isolés sur le front diplomatique, les dirigeants saoudiens ont aussi mis sur pied une coalition : les Emirats arabes unis avec 30 avions de combat, Bahreïn et Koweït 15 appareils chacun et le Qatar 10, selon la chaîne de télévision à capitaux saoudiens Al-Arabiya. Ces monarchies arabes du golfe Persique, voisines du Yémen, ont reçu le soutien d'autres pays sunnites, alliés de l'Arabie Saoudite : l'Egypte, qui a dépêché quatre navires de guerre pour sécuriser le golfe d'Aden (lire ci-contre), la Jordanie, le Soudan, le Maroc et même le Pakistan, le grand allié des dirigeants saoudiens, sollicité pour envoyer éventuellement des forces au sol. C'est donc la grande mobilisation du monde sunnite face à ce qu'il perçoit comme la menace chiite, le fameux «arc chiite», selon l'expression du roi jordanien, Abdallah, qui commençait à Téhéran et s'achevait alors à Beyrouth mais, depuis la victoire des Houthis, à Sanaa et Aden.
Pétroliers. De cette nouvelle guerre, baptisée «Tempête décisive», on sait qu'elle a commencé par un bombardement en règle de la base militaire Ad-Doulaimi, près de Sanaa, que la rébellion houthie avait prise à l'armée yéménite et sur laquelle pourrait se trouver des missiles balistiques Scud. Selon l'agence Reuters, l'aéroport civil de la capitale a aussi été visé et quinze personnes ont été tuées. Les bombardiers ont également frappé des positions houthies près de la frontière saoudienne. A Aden, où avait trouvé dernièrement refuge le président yéménite, Abd Rabbo Mansour Hadi - d'ailleurs originaire de cette ville -, les forces loyalistes, surtout l'Armée du Sud, semblent avoir repris l'aéroport de la ville, conquis la veille par les rebelles houthis et leurs alliés. A présent, l'aviation saoudienne «a pratiquement sécurisé l'espace aérien yéménite où elle s'emploie à mettre en place une large zone d'exclusion aérienne», a déclaré un conseiller saoudien à l'AFP.
Ce que l'on ignore, c'est si les Etats-Unis, alliés du président Mansour Hadi dans la lutte contre Al-Qaeda, ont donné leur feu vert à Riyad pour engager un nouveau conflit qui affecte une région située sur le passage des pétroliers, et donc des plus stratégiques. «Je ne crois pas, répond le géopoliticien et professeur à l'université Paris-Sud Khattar Abou Diab. Ce qui se passe actuellement au Yémen, c'est un ras-le-bol général de l'Arabie Saoudite exprimé de façon véhémente. Les Saoudiens se sentent aussi trahis par le rapprochement en cours des Américains avec l'Iran.» Ce qui a attisé, semble-t-il, la colère saoudienne, c'est l'abandon il y a quelques jours par les forces américaines de la base d'Al-Anad, à 60 km d'Aden, avant qu'elle ne soit prise par les Houthis. Aussi Barack Obama s'est-il dépêché d'annoncer qu'il fournissait un soutien en logistique et en renseignements à cette coalition. Autre son de cloche à Téhéran, qui a qualifié l'opération de «démarche dangereuse» et exigé son arrêt immédiat. Dès lors, se pose une autre question : la guerre désormais ouverte entre l'Arabie Saoudite et l'Iran aura-t-elle des conséquences sur l'accord nucléaire qui se prépare à Lausanne ?
Revanche. Reste qu'il ne sera pas facile à la coalition menée par les Saoudiens de reconquérir le terrain perdu par les forces fidèles au président yéménite. Car les Houthis mènent leur guerre aussi dans le cadre d'une coalition. En fait, si 70% de la population yéménite est sunnite et à 30% zaïdite, une branche du chiisme, la secte houthie ne représente que 8% de ces zaïdites, surtout présents dans le nord du pays. Si ses miliciens sont très offensifs, il demeure qu'ils sont très minoritaires. Mais avec eux combattent une partie de l'armée yéménite fidèle à l'ancien président Ali Abdallah Saleh - chassé du pouvoir en 2012 après trente-trois ans de règne à l'issue du «printemps yéménite» - et un nombre indéterminé de gardiens de la révolution iraniens et miliciens du Hezbollah. Au départ, les Houthis faisaient partie de la coalition hostile au président Saleh. C'est après être parti en exil que ce dernier les a utilisés. Lui voulait sa revanche, eux cherchaient à avoir un accès à la mer. Quant aux Iraniens, ils sont intéressés par le contrôle du célèbre détroit de Bab el-Mandeb («la porte des Larmes»), qui ouvre l'accès à la mer Rouge.
Pour le moment, les dirigeants saoudiens n’ont pas fait connaître leurs buts de guerre. S’agit-il de sauver Aden et la province voisine de Maarib, où se trouvent les gisements pétroliers, avant de nécessaires négociations ? Veulent-ils aider les forces loyalistes à remonter vers le nord, ce qui est moins probable car cela supposerait une guerre longue ?
Avec l’arrivée à la tête du royaume de Salman, une offensive saoudienne apparaissait inévitable tant le Yémen est l’arrière-cour de l’Arabie. L’actuel scénario rappelle en tout cas beaucoup la guerre civile de 1994, où le Nord avait vaincu et humilié le Sud, déjà soutenu par Riyad. Les Saoudiens avaient aussi perdu lors de la terrible guerre civile de huit ans opposant les partisans de l’imam Yahya aux républicains soutenus par Nasser. Aujourd’hui, Riyad a pris soin de s’entourer de solides alliés, certains peu recommandables. Ainsi du Soudanais Omar el-Béchir, premier chef d’Etat en exercice à faire face à un mandat d’arrêt international pour crime contre l’humanité et génocide dans le cadre de la guerre civile au Darfour et dont les Saoudiens ont acheté la participation par un contrat d’armes. Dans la triste guerre qui s’annonce, on peut s’attendre au pire, sous l’œil d’Al-Qaeda et de l’Etat islamique qui, eux aussi, attendent de se jeter dans la mêlée.