Menu
Libération
Reportage

A Waru, «Les gens nous disent "Vous êtes tous Boko Haram!"»

Dans ce bidonville du Nigeria à majorité chrétienne, qui va largement voter pour le président sortant samedi, les musulmans se font discrets.
L'école coranique de Waru, un bidonville à l'extérieur d'Abuja. (Photo Sophie Bouillon)
publié le 27 mars 2015 à 19h36

Waru était un petit village tranquille, bien avant qu’Abuja ne sorte de terre. Dans les années 80, pour tenter d’unifier le pays le plus peuplé d’Afrique (aujourd’hui, 170 millions d’habitants), le gouvernement a décidé de construire une capitale fédérale de toutes pièces, entre un Sud à majorité chrétienne et un Nord musulman. Abuja s’est installé en plein milieu du pays et de nulle part. En plein sur Waru.

Trente ans plus tard, il faut quitter les grandes autoroutes rectilignes pour rejoindre le village, traverser le «quartier des mécaniciens», une sorte de centre commercial de fortune construit sur des conteneurs à bateaux, où l’on trouve des pneus et des batteries d’occasion, des jantes et des rétroviseurs brisés. Seule la petite piste de terre défoncée par les pluies, en contrebas de la route, pourrait rappeler le passé rural de Waru. Aujourd’hui, le village ressemble davantage à un bidonville crasseux.

Les ordures débordent des champs, il n'y a pas d'eau et l'école primaire a fermé depuis que les instituteurs l'ont désertée. Les poteaux électriques ne servent à rien, sauf à augmenter un peu plus la frustration des habitants qui n'ont pas assez d'argent pour acheter un générateur au diesel. Waru est encerclé par des lotissements fantômes, construits à perte de vue, où les propriétaires attendent que les prix des terrains augmentent, encore et encore. Abuja est l'une des villes les plus chères de tout le continent. Le gouvernement local a même menacé de raser le village ancestral, où vivent encore les rares «indigènes d'Abuja», comme ils aiment s'appeler avec fierté.

«Nuits blanches». Et, pourtant, à la veille de l'élection présidentielle, dans les échoppes et sur les murs délabrés de Waru, on n'y trouve que des affiches du parti au pouvoir, le PDP (People's Democratic Party). Non pas que son opposant, le général Buhari, candidat de l'APC (All Progressives Congress), ne puisse faire campagne. Mais à Waru, la majorité des «indigènes» sont chrétiens. Tout comme le président sortant, Goodluck Jonathan, en lice pour un second mandat. «Je ne voterai jamais pour Buhari, affirme Raymond, jeune ébéniste du village. Les musulmans sont violents, ils ont volé tout l'argent du pétrole quand ils étaient au pouvoir. Ils ne veulent pas que l'on mange à notre tour. Si l'APC gagne, je ne le supporterai pas.» Pour lui, l'hypothèse de perdre ces élections n'est pas envisageable. Le jeune homme se rassure : «Mais non. Non. Ce n'est pas possible. Ils ne gagneront jamais.» Alors que plus de 70 millions d'électeurs doivent voter ce samedi, personne ne peut cependant prédire qui sera le prochain président de la plus grande puissance économique d'Afrique. Pour la première fois de son histoire, le parti de l'opposition a de réelles chances de l'emporter. Le général Buhari a «donné des nuits blanches» au président sortant, comme aiment à le dire les Nigérians. Goodluck Jonathan était même assuré de perdre, à la mi-février, à la date originelle du scrutin. Le jour de vote a donc été repoussé de six semaines, à ce samedi, pour des raisons officielles de sécurité.

En réalité, le général Buhari a fait campagne sur l’incapacité du gouvernement à faire face à la guerre sanglante qui décime le nord-est du pays. Depuis six ans, la secte islamiste Boko Haram multiplie les attentats, les kidnappings de masse et les tueries, dans la plus grande indifférence du président sortant. Sous la pression des électeurs, mais aussi des pays voisins, Goodluck Jonathan a décidé de mener une offensive express contre les terroristes et d’autoriser, tant bien que mal, une intervention militaire régionale dans le Nord-Est. En six semaines, l’armée nigériane, avec l’aide de celle du Tchad, a récupéré une large partie du territoire, aux mains de Boko Haram. Sur leur passage, les soldats ont découvert des fosses communes, des villes et des villages vidés de leurs habitants, rasés et calcinés.

Représailles. Goodluck Jonathan a bien tenté d'étouffer l'ampleur du désastre qui se déroule dans la région. Mais Boko Haram s'est installé au cœur de la campagne électorale. Pendant que Lagos, la mégalopole du pays, profite de son miracle économique et se rêve en Dubaï africaine, les grandes villes du Centre et du Nord vivent dans la crainte permanente d'un attentat. Des dizaines de milliers de réfugiés sont arrivés du Nord, fuyant les violences quotidiennes, déstabilisant les grandes villes et attisant les tensions religieuses. A Waru, ils seraient environ 2 000 déplacés, selon le chef traditionnel. C'est près de la moitié de la population indigène. Le chiffre est invérifiable mais, désormais, à Waru, des femmes portant le hijab côtoient des chrétiennes en pagne de couleur traditionnel. Et l'imam reçoit deux fois plus de fidèles dans sa petite mosquée, construite en briques et en planches de bois, pour la prière du vendredi.

Les musulmans de Waru restent plutôt discrets. Minoritaires, ils craignent les représailles. Sur la porte de l'école coranique, le professeur a écrit en grosses lettres blanches : ici on enseigne «l'éducation occidentale», pour se différencier de la secte islamiste (Boko Haram signifie «l'éducation occidentale est péché»). «Depuis 2012, partout où on passe, les gens nous montrent du doigt en disant : "Vous êtes tous Boko Haram !"» regrette le professeur de la madrassa. Samedi, il votera pour le candidat de l'opposition, musulman. Mais il ne prononcera jamais son nom en public.

Seul l'imam Tunde est catégorique sur son soutien au général Buhari, et ose le défendre haut et fort. «Le PDP nous ment depuis six ans ! Ce pays se meurt, ils prennent tout l'argent du pétrole et nous n'avons pas d'électricité, pas d'école où envoyer nos enfants !» Devant la petite mosquée, il s'emporte, indifférent aux regards de ses voisins chrétiens. Il sait bien que si leur candidat perd le scrutin, ils se vengeront sur les musulmans. «Ne t'inquiète pas, souffle l'imam. Tout va bien se passer. Ces élections sont entre les mains de Dieu.» Reste seulement à savoir lequel.