Des portraits de Bachar al-Assad déchirés ou piétinés par une foule en liesse, un combattant qui frappe au marteau le buste doré du père, Hafez al-Assad, sur une grande place. Les images de la «libération» d’Idlib rappellent celles du début de l’année 2012 à Homs ou dans d’autres localités syriennes quand les manifestants, encore pacifiques pour la plupart, s’en prenaient aux symboles de la dictature qu’ils voulaient abattre. La dernière victoire contre les forces du régime a beau réveiller la nostalgie des commencements de la révolution syrienne, les apparences ne trompent pas même les plus idéalistes. La conquête, samedi, par un regroupement de formations armées islamistes, dont le Front al-Nusra, affilié à Al-Qaeda, de la capitale provinciale du nord-ouest du pays, soulève toutes sortes d’interrogations et d’inquiétudes.
Dilemme. Le souvenir de Raqqa, premier gouvernorat à échapper au contrôle des forces du régime au printemps 2013 et devenu aujourd'hui le bastion de l'Etat islamique en Syrie, hante les esprits. «Daech (l'acronyme arabe de l'Etat islamique) et Al-Nusra, c'est du pareil au même» ou «Al-Nusra n'est pas Daech» : le débat enflamme souvent les discussions entre Syriens, notamment de la région d'Idlib. Car avant l'offensive pour la conquête de la ville, le Front al-Nusra a imposé sa domination depuis le début de l'année sur toute la zone nord-ouest, frontalière de la Turquie, en chassant les forces non-islamistes qui s'y trouvaient. Sans commettre des atrocités comparables à celles de l'Etat islamique, la formation extrémiste s'est empressée de museler les voix démocrates, notamment en arrêtant et en exilant ceux qui critiquaient sa ligne.
«La grande force d'Al-Nusra par rapport à Daech, c'est que leurs combattants sont essentiellement Syriens et qu'ils se battent avec une efficacité redoutable», affirme Abou Firas, un chef militaire de la région d'Alep. «La formation est devenue incontourna ble dans tout le nord de la Syrie, surtout pour combattre les forces du régime», dit sans cacher son regret cet ancien officier déserteur de l'armée régulière.
La place de la formation mère - et aujourd'hui rivale - de l'Etat islamique pose aujourd'hui un grand dilemme à l'opposition armée syrienne et au-delà. Classée comme terroriste par les Occidentaux, qui ont bombardé ses positions en Syrie au début des opérations de la coalition, elle est clairement soutenue par la Turquie et certains pays arabes du Golfe. Une remise en question de l'affiliation du groupe, dirigé par un ancien jihadiste syrien, Abou Mohammed al-Joulani, à Al-Qaeda a été évoquée récemment par certains acteurs, à l'intérieur comme à l'extérieur du mouvement. «Comme dans toute formation, il y a parmi eux des colombes et des faucons, souligne Abou Firas. Il faut savoir manœuvrer avec eux. Ils sont aujourd'hui des alliés précieux à la fois contre le régime et con tre l'Etat islamique. Ils jouissent d'une popularité auprès de la population pour leur probité et leur courage au combat, mais on sait leurs ambitions de vampiriser les autres forces sur le terrain et leur projet à long terme d'un émirat islamique qui rivalise avec celui du califat de Baghdadi.»
Université. Le pragmatisme d'Al-Nusra s'est révélé dans le front commun formé avec d'autres groupes insurgés islamistes, comme Ahrar al-Sham, pour la conquête d'Idlib. Ses drapeaux noirs frappés de la profession de foi musulmane ont flotté à côté des étendards vert rouge et blanc de la révolution syrienne dans les célébrations de la «libération». Un moment consensuel qui a reporté la méfiance au lendemain. «Le test après cette victoire sur le régime est de voir si et comment les différents groupes armés réussiront à gérer la ville et si leurs rivalités ne vont pas les entraîner dans de nouveaux conflits, commente Absi Smeisem, originaire d'Idlib et rédacteur en chef de l'hebdomadaire d'opposition Sada al-Sham, installé en Turquie. Le plus grand défi après le succès militaire est la capacité d'administrer la vie civile, les services, l'éducation, la justice dans une capitale provinciale.»
La ville, qui comptait moins de 200 000 habitants avant le conflit syrien et près de 500 000 aujourd’hui avec les déplacés des zones voisines, bénéficiait jusque-là de l’ordre et des services de l’Etat. Les fonctionnaires de toute la région venaient percevoir leurs salaires à Idlib, les étudiants suivaient leurs études dans son université et, surtout, les habitants étaient à l’abri des raids de l’aviation du régime qui touchent leurs concitoyens des zones voisines sous contrôle de la rébellion.
Les menaces des lendemains qui déchantent obsèdent maintenant même les civils les plus opposés au régime de Bachar al-Assad. La peur du chaos que vivent plusieurs des régions «libérées» n'est pas moindre que celle des bombardements auxquels ils vont être exposés. «Il n'existe aucun plan ni aucun moyen chez la Coalition nationale pour l'administration d'Idlib, reconnaît un membre de la coalition d'opposition politique syrienne exilée à Istanbul. D'autant qu'il n'y a pas de coordination entre le front armé qui a conquis la ville et l'opposition politique.»
Revers militaire. Davantage qu'une victoire de l'opposition, la perte d'Idlib, situé sur deux grands axes qui relient Damas à Alep et à Lattaquié, après quatre jours de combat, marque un revers militaire pour les troupes de Bachar al-Assad. Il s'agit du deuxième en moins de dix jours. Le premier, dans le sud du pays, a permis à un autre groupement d'insurgés de conquérir la ville historique de Bosra al-Cham, dans la région de Deraa.
Un porte-parole du régime, qui prenait le pari en direct sur une télévision officieuse d'une reconquête d'Idlib par l'armée dans les dix jours, a été l'objet de la risée des jeunes activistes syriens sur les réseaux sociaux. L'un d'eux a cyniquement conclu sur le partage actuel de la Syrie entre «le royaume d'Al-Assad, le califat de Baghdadi, l'émirat de Joulani et la province de Saleh Muslim», en référence au chef des combattants kurdes. Un tableau à peine caricatural, appelé à évoluer au rythme des combats qui se poursuivent sur tout le territoire syrien.