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Libération
Reportage

A Kano, la démocratie à l’index

Isoloirs en plein air, observateurs absents, pas d’électricité… Mais pas de morts non plus, pour l’instant, dans cette ville musulmane du Nigeria où on votait à la présidentielle ce week-end.
En périphérie de Kano, dans le nord du Nigeria, où les élections se sont déroulées sans heurts samedi. (Photo Tom Saater. AFP)
publié le 30 mars 2015 à 19h26

«Pourquoi tu as retiré ce bulletin de l'urne ?» interroge le responsable du bureau de vote de Yakasei, un quartier populaire de Kano. Le vieil homme est visiblement inquiet d'avoir un journaliste étranger dans son dos, en train d'épier le décompte des voix. Sur le bulletin, l'empreinte de l'index, trempé dans l'encre, est apposée juste à côté du logo du PDP (People's Democratic Party). C'est sûrement l'une des rares voix que le parti chrétien au pouvoir aurait remportées dans ce quartier musulman, entièrement conquis par l'opposition (APC, All Progressives Congress). Mais le jeune garçon se défend : «Regarde ! Ça, c'est le bulletin pour les sénatoriales. Il était dans l'urne de la présidentielle ! Il doit être considéré comme nul.» Malgré l'insistance de son aîné, le jeune volontaire n'en démord pas : «C'est comme ça qu'on nous a appris à la commission électorale.»

«Famille». La nuit est tombée à Yakasei. Dans cette école primaire, transformée en bureau de vote le temps d'un week-end, on dépouille 30 000 bulletins (les Nigérians élisaient leurs députés, leurs sénateurs et leur président) dans le plus grand chaos. En pleine obscurité, à la lumière des téléphones portables. Les observateurs internationaux ne sont pas venus jusque dans ce quartier. Ils y étaient invités, comme partout ailleurs au Nigeria. Mais comment surveiller 150 000 bureaux de vote dans un pays grand comme 2,5 fois la France, sans infrastructures, comptant près de 170 millions d'habitants ? La majorité des observateurs étrangers déployés dans la région ont préféré aller à deux heures de route de Kano, à Daura. C'est dans ce village que votait le candidat de l'opposition musulman, Muhammadu Buhari, devant des dizaines de caméras et de photographes, dans un exemple parfait de déroulement du vote.

A Yakasei, on est satisfait du week-end d'élections : il n'y a pas eu de violences. Et, pour cause, «ici, on est en famille, explique Tahir, le responsable du bureau. Tout le monde se connaît, dans le quartier». Tout le monde sait qui vous êtes, mais aussi pour qui vous votez. A Kano, capitale millénaire de l'islam, on plébiscite dans l'immense majoritéBuhari. Dans les rares quartiers chrétiens, ceux qui n'ont pas fui par crainte des représailles à l'annonce des résultats votent à 99% pour le président sortant, Goodluck Jonathan, chrétien comme eux. La «bonne démocratie» nigériane tient à l'égalité quasi parfaite entre les communautés religieuses. Entre un Nord musulman et un Sud chrétien. Mais dans les bureaux de vote, le vote n'a rien d'un secret.

A quelques rues de Yakasei, dans le quartier pauvre et surpeuplé de «l’abattoir», dimanche, on a encore rempliles urnes à la nuit tombée. Dans l’obscurité totale, les derniers électeurs attendent, abattus par douze heures d’attente en plein soleil. Ils défilent devant une table d’école, devenue un isoloir en plein air. Un homme du quartier trempe leur index dans l’encre, avant de l’apposer devant le sigle du parti de l’opposition, à la chaîne, avant d’empiler les bulletins dans l’urne par paquet. Dans le sud chrétien du pays, où le PDP au pouvoir est largement majoritaire, on a pu observer les mêmes scènes ubuesques. Dans la démocratie nigériane, les deux candidats sont dictateurs en leur royaume.

Farces. Le bilan du scrutin de ce week-end ferait frémir d'horreur n'importe quel pays où la démocratie est un concept relevant de l'évidence. Six millions d'électeurs nigérians (10% des enregistrés) n'ont jamais reçu leur carte biométrique. Cinq supporteurs de l'opposition ont été tués par des membres du parti au pouvoir, dimanche, dans l'Etat de Rivers (sud du pays). Pour se venger, les partisans de l'APC ont mis le feu le lendemain à leur bureau de vote, réclamant la reconduite de l'élection. Boko Haram, la secte islamiste, a pour sa part perpétré des attaques dans l'Etat du Borno, son fief, tuant une quarantaine de personnes, dont la moitié par décapitation.

Pourtant, ces élections furent un succès, tout relatif qu'il soit. Tout le monde craignait un attentat dans un bureau de vote bondé. Il n'a pas eu lieu. De plus, depuis l'avènement de la démocratie en 1999, les scrutins n'avaient été que des farces électorales, où les leaders locaux achetaient les cartes d'électeurs à la pelle et faisaient voter des morts. Cette année, la première puissance économique africaine a mis en place un système de lecteurs de cartes d'électeurs biométriques, limitant de facto ce genre de fraudes. «L'Inec [la commission électorale, ndlr] a fait de son mieux pour organiser des élections les plus transparentes possibles, affirme Kemi Okenyodo, directrice de Cleen, un institut de recherche pour la promotion de la démocratie. Nous sommes en train d'apprendre la démocratie, ça ne vient pas en quelques années, c'est un long processus.» Il y a quatre ans, près de 1 000 personnes avaient été tuées à travers le pays pendant le vote. Cette année, le succès de l'élection ne se mesure pas à sa transparence, mais à son absence de violence.