En Egypte, la ville du futur, c'est une vieille histoire. A l'est du Caire, sur la route d'Ismaïlia, au milieu de rien sinon de routes ensablées, un panneau signale son existence : Madinat al-Mostaqbal, «la ville du futur». L'entrée, sans fard, est surveillée par des militaires. La «ville du futur» abrite principalement des officiers de l'armée égyptienne. Une fois le dos-d'âne passé, s'ensuit une rangée de barres uniformes aux couleurs chaudes, cernées de jardinets plus ou moins fleuris. Entre chaque îlot, le minimum vital autour duquel s'agglomère une poignée d'ouvriers : un restaurant de foul - la purée de fèves, emblématique du pays -, une épicerie, un marchand de légumes, un boucher, trois mosquées. Les rues, le parc pour enfants, le cinéma, eux, sont déserts. Certains quartiers sont encore en construction, voire inhabités, quand d'autres, construits dans les années 80, affichent déjà complet. Le désert offre par définition un espace illimité et, dans le cas de l'Egypte, gratuit, car la majorité des terres appartient à l'armée.
«Disneyland». Mi-mars, lors de la conférence économique de Charm el-Cheikh, le président égyptien et ancien maréchal, Abdel Fatah al-Sissi, a annoncé la construction d'une seconde capitale administrative pour l'Egypte. Une énième ville construite ex nihilo dans le désert, disent certains commentateurs. Après avoir fait naître, en 2001, un «Nouveau Caire» (une ville construite à proximité de la capitale), l'Egypte se dotera-t-elle d'un nouveau Nouveau Caire en 2022 ?
D'après la brochure, la ville offrira de «meilleures conditions de vie» à ses futurs 5 millions d'habitants. La nouvelle capitale sera construite sur un périmètre de 700 kilomètres carrés, entre Le Caire et la ville de Suez, soit sept fois la superficie de Paris intra muros. Le terrain est aussi «douze fois plus grand que Manhattan, trois fois plus grand que Washington», a affirmé le ministre égyptien du Logement, Moustafa Kamel Madbouli, assurant que cette nouvelle capitale serait dotée d'un parc d'attractions «quatre fois plus grand que celui de Disneyland en Californie».
Plusieurs responsables égyptiens, dont le président Abdel Fatah al-Sissi, se sont félicités de l'engouement suscité par le projet. Mais pour l'historien Khaled Fahmy, l'effet de surprise trahit surtout le manque de transparence et de concertation autour du projet : «Le gouvernement a soudainement dévoilé un plan pour construire une nouvelle capitale administrative et économique pour l'Egypte. […] Nous, les Cairotes, comme tous les Egyptiens, nous n'avons pas été informés, et encore moins consultés.»
Construire une ville au milieu du désert n'a rien d'original en Egypte. Au contraire. La «ville nouvelle» est le modèle urbanistique qui fait loi depuis les années 70 - et bien avant, si l'on prend en considération la construction de la ville moderne d'Héliopolis par le baron Empain, en 1905 - et qui a certainement atteint son paroxysme pendant la présidence de Hosni Moubarak. Sous la houlette d'acteurs privés, des villes nouvelles ont essaimé dans la ceinture désertique du Caire, avec plus ou moins de réussite. «Dans les années 2000, des mégaprojets étaient lancés dans le désert, et le raïs de l'époque, Hosni Moubarak, en tirait une certaine légitimité politique», analyse l'urbaniste David Sims, auteur d'Egypt's Desert Dreams, un ouvrage central pour comprendre les enjeux et les ressorts de la conquête du désert qui devient, selon lui, «beaucoup plus qu'une simple exploitation économique» : «Elle commence à symboliser l'avenir de l'Egypte elle-même, comme une société moderne ordonnée.»
Perfusion. Si le projet d'une capitale bis s'inscrit dans le prolongement de la politique néolibérale de Hosni Moubarak, elle revêt un gigantisme singulier, propre au président Sissi. «L'actuel pouvoir multiplie les annonces de mégaprojets», note le géographe français Roman Stadnicki. Parmi eux, le doublement du canal de Suez ou la construction d'un million de logements sociaux. Ce volontarisme cache toutefois une politique à court terme, où il faut toujours aller plus vite.
D'après les officiels égyptiens, la nouvelle capitale devrait voir le jour d'ici sept ans, alors que les constructeurs misaient sur douze années de travaux. Aux promoteurs immobiliers du Golfe de jouer… C'est un secteur dans lequel les pétromonarchies trustent de nombreux contrats en Egypte. La société émiratie Emaar, présentée dans un premier temps comme étant en charge de la construction de la nouvelle capitale, a une antenne égyptienne depuis le milieu des années 2000. «La relation singulière entre l'Egypte et le Golfe précède la révolution, poursuit Roman Stadnicki. Cela explique en partie la force de frappe des Emiratis, et leur efficacité. Ils ont des relais anciens dans le pays.»
Pour le pouvoir actuel, il fallait marquer les esprits en présentant un nouveau projet, qui plus est pharaonique. Mais le pari est osé : l'économie égyptienne, malgré la perfusion des pétrodollars, demeure exsangue. La classe moyenne n'est pas assez nombreuse pour remplir les beaux immeubles de la future capitale. Le gouvernement avait pourtant montré des signes d'ouverture en créant un ministère en charge de l'habitat informel et en le confiant à Leïla Iskander, une figure politique indépendante respectée. Selon plusieurs études, près de 75% de la population urbaine vit dans des quartiers informels. «Ce phénomène est dénigré et occulté par les politiques, analyse Roman Stadnicki. Ils n'ont pas conscience des réalités urbaines vécues par le plus grand nombre des Egyptiens.»
A cela s'ajoute le bilan en demi-teinte de la politique des «villes nouvelles». Si elle compte quelques réussites, à l'instar d'Al Rehab, une gated community («quartier fermé sécurisé») fondée en 2000 par le promoteur immobilier et homme politique Hicham Talaat Moustafa, elle accumule de nombreux ratés. Pour preuve, la kyrielle de villes fantômes qui longent les autoroutes. «Cela fait plus de quarante ans que l'Egypte construit des villes dans le désert et essaie d'y attirer des millions d'Egyptiens, sans grand succès, tranche David Sims. Le problème, c'est que les responsables politiques n'ont pas tiré les leçons des échecs passés. La plupart des Egyptiens n'ont pas les moyens de vivre dans le désert, mais cela n'a jamais été pris en compte par les planificateurs.»