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Libération
Reportage

Le Nigeria suspendu à l’attente des résultats de l’élection présidentielle

Après un week end de scrutin présidentiel, le pays, première économie africaine, s’est éteint. A quelques heures de l’annonce des résultats, tout le monde s’est barricadé chez soi par peur des violences post-electorales.
Dépouillement dans le quartier chrétien de Sabon-Gari à Kano. (Photo Sophie Bouillon)
publié le 31 mars 2015 à 7h32

Avec des écrans plats disséminés autour de la grande cour, des tables en plastique et une certaine bonne humeur mêlée à la tension, on aurait pu croire quelques instants assister à une finale de coupe du monde. On aurait pu se dire que le quartier chrétien de Sabon-Gari, n’est pas un îlot d’insouciance au milieu d’une ville musulmane où tout peut s’enflammer d’un moment à l’autre. Mais en sortant du Flexx Bush Bar, où les bières coulent à flots et la musique commerciale tambourine aux oreilles, la réalité saute aux yeux : les rues de Kano sont désertes, les magasins fermés depuis trois jours. Les habitants ont fui, ou se barricadent chez eux.

L’avenir de Kano, mégalopole de 10 millions d’habitants au Nord du Nigeria, dépend du résultat de l’élection présidentielle. Dans quelques heures, tout va basculer, et tous ici le savent. Même au Flexx Bush Bar. Si le candidat de l’opposition, le général Buhari est proclamé vainqueur, la ville entière sortira dans les rues, euphorique de retrouver enfin un leader qui lui ressemble : musulman, enfant du Nord. La grande majorité musulmane sera enfin convaincue que Boko Haram, la secte assassine qui a commis de nombreux attentats dans la ville, ne sera bientôt qu’un mauvais souvenir. Muhammadu Buhari a fait campagne sur la sécurité du pays et veut rétablir l’ordre dans un Nord, négligé depuis six ans par le parti au pouvoir. Mais si Goodluck Jonathan, le président sortant, est reconduit, la ville pourrait basculer dans le chaos.

Partout dans les voitures, à travers les fenêtres, ou sur les stands des quelques commerçants qui ont eu le courage d’ouvrir leurs portes, la même litanie : celle des résultats annoncés, Etat par Etat, scrutin par scrutin, depuis le siège de la commission électorale, située dans la capitale d’Abuja. Le décompte a commencé lundi à 16 heures, et devrait se prolonger jusqu’au petit matin, mardi.

«L’histoire du Nigeria est une histoire de mariage forcé»

«Les gens ne se cachent pas, ils se reposent après ces journées de vote !», tente de justifier un client du Bush Bar, comme s'il essayait lui-même de se rassurer. Dans un pays où les deux tiers des habitants vivent sous le seuil d'extrême pauvreté, le repos n'a pas vraiment de sens. Mais à Sabon-Gari, enclave chrétienne dans une ville où l'on applique la charia, venir boire des bières et chanter les tubes de R. Kelly est un geste politique. Une manière d'affirmer son appartenance ethnique et religieuse, contre les restrictions quotidiennes imposées par la loi islamique.

Les images de la commission électorale défilent sur trois écrans plats, au milieu de la grande cour, mais personne n’y prête vraiment attention. Comme si leur vie n’en dépendait pas. Tout le monde sait qu’à Kano, si le président chrétien est réélu, les habitants «indigènes» viendront se venger sur les chrétiens de Sabon-Gari. Et pourtant, les rares habitants du quartier qui n’ont pas décidé de fuir soutiennent encore leur candidat Jonathan Goodluck. Celui qui leur ressemble, à eux.

«L'histoire du Nigeria est une histoire de mariage forcé», explique M. Obi, faisant référence au passé colonial du pays, où les colons britanniques ont décidé de réunir un Nord sahélien, royaume Hausa, à un Sud guerrier, et commerçant. «Nous n'avons rien en commun avec ce gens-là», lâche-t-il. M. Obi n'a pas peur, assure-il. L'armée, la police, et les milices de quartier protègeront Sabon-Gari en cas de violences post-électorales. «Qu'ils viennent chez nous pour essayer de nous tuer. Qu'ils nous tuent. Mais ils ne sortiront pas de ce quartier vivant.» Au mur, un bandeau clignotant signale que l'on vend de soupe et de la viande de brousse grillée au restaurant. Le DJ passe Rihanna en boucle. Ce soir, au Flexx Bush Bar, on aurait pu se croire quelques instants en temps de paix.