Sur l'écran noir, une voix de femme interroge, sur fond de oud. «Peut-on vraiment laisser l'histoire se répéter ?» La mélodie laisse peu à peu place à de tonitruantes rafales de kalachnikov. «Lebanon Today.» Des hommes cagoulés arrosent à la mitraillette les faubourgs de Tripoli, dans le nord du Liban. Une voix off masculine reprend : «Nous ressentons une profonde douleur quand nous voyons la jeunesse se lancer dans la guerre comme nous l'avons fait.» Une autre image se superpose. Beyrouth, 1975. D'autres hommes, derrière des barricades, tirent des salves de balles. Puis, une mosaïque de visages. «Nous, anciens miliciens, avons décidé de devenir des combattants de la paix», déclare une autre voix, théâtrale.
«Pas une fatalité»
Ce samedi matin, la trentaine d’étudiants qui participe à un atelier du ministère des Affaires sociales sur la citoyenneté a rendez-vous avec les Fighters for Peace. Assaad Chaftari, avec son pull de curé, son visage rond et ses longs sourcils, ancien haut responsable du parti chrétien des Kataeb. Ziad Saab, corps encore athlétique, tee-shirt rouge, lunettes de soleil, ancien responsable du commandement militaire du Parti communiste libanais. Nassim Assaad, autre ancien milicien du PC, avec son costume un peu froissé et ses post-it violets, indispensables aide-mémoire. Des ennemis d’hier qui se sont donné pour mission de raconter leur expérience aux jeunes, pour éviter qu’ils reproduisent les erreurs du passé.
Après la vidéo, Assaad Chaftari embraye, face aux étudiants : «Vous ne pouvez même pas imaginer ce que j'ai fait pendant la guerre. Nous étions des hommes bons, nous nous sommes transformés en monstres. Une guerre tous les quinze ans n'est pas une fatalité. Ne faites pas les mêmes fautes que nous.» Rapidement, les questions fusent. «Est-ce que vous regrettez vos actes ? Est-ce que vous recommenceriez demain ?» Omar, à peine 19 ans, une boule de muscles, s'enflamme. «J'ai utilisé une kalachnikov pour la première fois à 12 ans et, s'il y a une guerre contre Israël, je serai le premier sur le front. Tous les Libanais doivent être prêts à combattre l'ennemi, sinon, ce sont des traîtres. Vous n'avez pas le droit de nous dire de ne pas toucher aux armes !» Cette fois, c'est Ziad Saab qui prend la parole : «Ton discours est de ceux qui mènent droit à la guerre. Tu divises les Libanais, tu les mets en deux catégories, ceux qui sont avec toi ou contre toi. Le recours aux armes ne te conduira à rien.» A la fin de la session, Assaad Chaftari laisse son numéro de mobile sur le tableau blanc. Il aimerait poursuivre la discussion avec l'étudiant. «Omar, c'est moi en 1975, il est convaincu qu'il a raison. Il y a beaucoup de jeunes Libanais comme lui. On est là pour les aider à se poser des questions, se remettre en cause», dit-il. «S'il y a une guerre demain, les jeunes peuvent se laisser entraîner. Le pays est encore plus morcelé qu'en 1975», s'alarme Ziad Saab.
Assaad Chaftari, autrefois froide machine à tuer et ancien numéro 2 des services de renseignements des Kataeb, est un des piliers de Fighters for Peace. L'association, créée officiellement il y a sept mois, regroupe une dizaine d'anciens miliciens de différents bords. Assaad est le premier ténor de la guerre civile libanaise à avoir fait son mea culpa, dans une lettre publique aux Libanais, parue dans les quotidiens du pays en 2000. Et pratiquement le seul à l'avoir fait, vingt-cinq ans après la fin du conflit. A l'époque, son fils de 12 ans lui rapporte une remarque d'un camarade qui, passant devant une mosquée, est «tellement dégoûté qu'il a envie de vomir». «Ça m'a fait un énorme choc, quinze ans de guerre civile, et on en était encore là. Je me suis dit qu'il était temps de reconnaître publiquement mes erreurs, pour que la génération suivante ne reproduise pas les mêmes schémas», raconte Assaad.
«Fosses communes»
Pour Ziad Saab, l'autre moteur de Fighters for Peace, la prise de conscience a été plus progressive. Responsable de la section militaire du PC au Liban à partir de 1985, le milicien a eu sous son commandement plusieurs milliers d'hommes. C'est surtout à partir de 2009, quand il rejoint le projet «Mémoire et Réconciliation» du Permanent Peace Mouvement - une association engagée pour la paix civile - qu'il prend conscience de l'importance de son rôle auprès des jeunes. En 2011, Christina Foerch, sa femme, réalisatrice allemande, le pousse à s'interroger sur ses responsabilités durant la guerre, dans le film qu'elle lui consacre, Che Guevara Died in Lebanon.
Au printemps 2012, tout s’accélère. Un énième round sanglant de combats reprend à Tripoli, dans les quartiers rivaux de Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen, poussant les anciens combattants à s’engager publiquement. Assaad, Ziad et trois autres ex-miliciens font une déclaration commune au Syndicat de la presse pour appeler à l’unité du pays. C’est l’acte fondateur de Fighters for Peace.
La démarche des miliciens suscite un écho inattendu. Certains les accusent cependant de ne pas aller jusqu'au bout de leur logique. De garder des informations importantes sur les années noires de la guerre. «Oui, j'ai donné des ordres de tuer et de kidnapper des gens, c'était mon travail, mais je ne révélerai pas tous les détails publiquement. Il ne s'agit pas de lancer une enquête du Canard enchaîné, mais d'exprimer ses regrets», assène Assaad Chaftari. Lui qui dit que le «sol libanais est truffé de fosses communes» refuse de citer des emplacements précis. «Ça fait trois fois que vous me posez la question. Je ne commente pas», commence-t-il à s'agacer quand on insiste. Il faut dire que l'ex-haut responsable chrétien risque sa vie, et a échappé à plusieurs tentatives d'attentats. Il s'est déjà fait beaucoup d'ennemis avec sa lettre d'excuses. Surtout dans son propre camp. Il acceptera de témoigner un jour devant une commission d'enquête, seulement «s'il y a des garanties de protection», et «si les autres parlent aussi».
Ziad Saab se dit, lui, prêt à aller en prison. «Je pense que la justice aurait dû nous demander des comptes à la fin de la guerre et, oui, j'aurais pu être condamné», affirme le milicien en tirant sur une cigarette. L'ancien leader communiste est cependant avare de détails sur son rôle dans la guerre civile. «Ça me fatigue de creuser dans le passé. Ce n'est vraiment pas un beau voyage», se justifie-t-il.
Difficile mea culpa
Depuis que Fighters for Peace a été lancée fin 2014, l'association a surtout recruté des anciens combattants des partis laïcs (PC, PSP druze, Parti social nationaliste syrien…). Il reste difficile d'intégrer de nouveaux combattants. «Certains miliciens ont changé, sont prêts à reconnaître leurs erreurs, mais pas à le faire publiquement. Ils ont peur du qu'en-dira-t-on, de perdre leur prestige. Ils sont encore aujourd'hui vus comme des héros, on les appelle "raïs" [chef] dans la rue», explique Assaad Chaftari.
«La plupart des anciens combattants n'arrivent pas à faire face à leur conscience. Ils justifient leurs actes en disant qu'ils n'avaient pas le choix, qu'ils défendaient leur famille, leur communauté, leur pays. Les démarches comme celles d'Assaad Chaftari restent ultraminoritaires», soutient Dima de Clerck, historienne et chercheuse à l'Institut français du Proche-Orient.
A la fin de la guerre, rien n'a incité les anciens miliciens à faire leur mea culpa. Après le vote de la loi d'amnistie du 26 août 1991, les anciens seigneurs de guerre ont troqué leurs treillis pour des costumes et, sitôt députés, ont placé la plupart de leurs anciens protégés au sein des administrations libanaises ou dans des compagnies privées. Sans qu'ils n'aient jamais à rendre de comptes. «Certains politiciens ont été forcés d'admettre publiquement, avec plus ou moins de franchise, leurs responsabilités dans la guerre mais, au fond, ils n'ont jamais dit à leurs miliciens qu'ils avaient été dans l'erreur», assure Ziad Saab. Une étude de l'organisation Umam publiée en 2008, qui se basait sur un large panel d'anciens combattants, a révélé que 57 % d'entre eux n'avaient pas de regrets et que 62 % refusaient de s'excuser pour les actes commis pendant la guerre civile.
Certains anciens miliciens, loin de regretter leurs faits de guerre, continuent aujourd'hui à s'entraîner et à encadrer de jeunes recrues, en particulier dans les mouvements chiites Hezbollah et Amal. Ziad Saab a bien tenté d'intégrer dans son association Ali, un de ses collègues du ministère des Déplacés, toujours combattant du mouvement Amal. Sans succès. Car lui est prêt à se battre, et le clame haut et fort. «Je pourrais faire des beaux discours contre la violence, mais ce serait mentir. Le recours aux armes nous permet de maintenir les droits et la force de la communauté chiite, et rien ne doit pouvoir remettre en cause ces acquis. Avant la guerre civile, nous étions marginalisés, presque des esclaves, alors qu'aujourd'hui, nous sommes respectés. La guerre n'est jamais terminée», explique tranquillement le fonctionnaire derrière son bureau, en petite chemise, une chaîne en argent autour du cou. «En plus, je reconnais que j'aime les armes. Une kalachnikov, c'est aussi excitant qu'une belle femme», dit Ali en souriant.
Après un court passage dans le mouvement nassériste des Mourabitoun, il a rejoint Amal en 1982 et, trois ans plus tard, il dirige déjà plusieurs centaines de combattants dans le secteur de Wadi Abou Jmil, près du centre-ville de Beyrouth. Il se traîne un surnom, le «maréchal». En mai 2008, quand le Hezbollah et Amal conquièrent Beyrouth-Ouest en un temps éclair, il est aux commandes, «un vrai jeu d'enfant». Aujourd'hui, il n'a pas raccroché, bien au contraire. Il y a quelques mois, il s'est même rendu en Syrie pour assurer la protection de certains sites sensibles du régime de Bachar al-Assad. «Si les dirigeants d'Amal me demandent demain de combattre, je n'hésiterai pas une seconde. Ceux qui ont déposé les armes, qui font leurs excuses, sont des faibles, ils ont perdu la guerre. Ils n'ont plus d'idéaux, plus d'horizon, et cherchent juste à se donner bonne conscience.»
Le mouvement Amal a été responsable de nombreuses exactions pendant la guerre civile, mais Ali balaye les regrets du revers de la main. «C'est vrai que nous avons commis quelques petites fautes pendant la guerre, admet-il du bout des lèvres, mais au fond, l'histoire nous pardonnera.»