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Libération

L’Arabie Saoudite en chef du camp sunnite dans le conflit contre les chiites

Le royaume tente de préserver son leadership régional en organisant la coalition contre les Houtis.
publié le 12 avril 2015 à 19h26

Le Moyen-Orient connaissait déjà deux conflits régionaux : ceux de Syrie et d’Irak. Vient s’en ajouter un troisième, celui du Yémen. Comme pour les deux premiers, trois acteurs se font la guerre : le régime en place, soutenu par des alliés extérieurs, une rébellion appuyée elle aussi d’extérieur, et une mouvance jihadiste qui, sur ces trois théâtres, apparaît comme la force montante.

Comme en Syrie et en Irak, on retrouve au Yémen le jeu des mêmes puissances régionales et internationales. Mais il y a, cette fois, une différence de taille : l’Arabie Saoudite est entrée officiellement en guerre et, avec elle, une large partie du camp sunnite, dans ce qu’elle considère comme son arrière-cour.

Pour Riyad, le Yémen a plusieurs spécificités que n’ont ni l’Irak ni la Syrie. L’Etat, pour ainsi dire inexistant, n’a jamais été tenu d’une main de fer, et l’ex-président Ali Abdallah Saleh, qui régna pendant trente-trois ans, ne peut être comparé à Hafez al-Assad et Saddam Hussein. Lui a dû sans cesse composer, notamment avec le puissant mouvement Al-Islah, proche des Frères musulmans. D’où la possibilité pour les dirigeants saoudiens d’avoir une «politique yéménite» - jouer un clan contre un autre, la carte des tribus… - avec toujours en tête deux obsessions : empêcher que le Yémen devienne un Etat trop fort et éviter qu’un pouvoir trop proche des Frères musulmans ne s’installe à Sanaa. D’où une politique assez pragmatique.

Idéologie. En 1990, la réunification du Nord et du Sud-Yémen, celui-ci tenu par un régime conjuguant stalinisme et tribalisme, a été vue d'un mauvais œil par le roi Fahd d'Arabie Saoudite. Aussi, en mai 1994, lorsque la fragile unité éclate et que le Sud fait sécession, Riyad soutiendra, y compris militairement, Aden et les anciens dirigeants communistes contre Sanaa. Echec retentissant. Ali Abdallah Saleh et les nordistes reconquièrent le Sud, et livrent Aden comme un butin aux hordes islamistes avec lesquels ils ont fait alliance.

A la chute du président yéménite, en février 2012, le régime saoudien craint, cette fois, qu’il soit remplacé par un gouvernement dominé par les Frères musulmans, alors l’ennemi numéro 1 - l’islam politique qu’ils représentent concurrence l’idéologie wahhabite professée par le royaume. D’où l’interdiction de la confrérie prononcée en 2014, en même temps que celle de l’Etat islamique, des athées et, déjà, des rebelles houthis du Yémen.

Si les Saoudiens surveillent d’aussi près le jeu yéménite, c’est parce que Sanaa n’a jamais oublié les trois provinces - Najrane, Jizan et l’Assir -, l’équivalent de son Alsace-Lorraine, conquises par les Saoudiens en 1934 et dont il n’a reconnu l’annexion en… 1995, que sous la forte pression de Riyad. Et puis l’ancien royaume de la reine de Saba reste mythique dans l’imaginaire arabe, au point que certains dirigeants arabes du golfe Persique, comme le fondateur des Emirats arabes unis, le défunt cheikh Zayed, se revendiquent un lointain lignage yéménite.

Dès lors, la poussée magistrale des Houthis a été ressentie à la fois comme une menace et un affront. Qu’une secte chiite, aidée militairement par l’Iran, puisse conquérir un pays hautement stratégique et le cœur historique de la péninsule - l’Arabie heureuse des Grecs et Latins qu’ils opposaient à l’Arabie déserte - était inacceptable pour le monde sunnite, surtout après la perte de l’Irak au profit, déjà, des chiites.

Déjà, les F-15 et Tornado saoudiens étaient intervenus en novembre 2009 dans la guerre qui oppose Sanaa à la guérilla chiite, donnant une première dimension régionale à ce conflit. Cette fois, Riyad a réuni sous sa bannière une large coalition, dont quatre autres membres du Conseil de coopération du Golfe - seul Oman, historiquement lié à l’Iran, ne l’a pas rejointe.

Faucons. Le royaume retrouve un leadership que le défunt roi Abdallah avait affaibli. Même le turbulent Qatar, qui avait fâché l'an passé Riyad au point qu'il rappelle son ambassadeur, a rejoint la coalition. L'Egypte y contribue avec notamment des navires de guerre envoyés dans le golfe d'Aden. Le Maroc et deux autres Etats sunnites mais non arabes, la Turquie et le Pakistan, soutiennent l'opération, ainsi que la Jordanie et le Soudan.

La surprise est venue aussi des Etats-Unis, dont les relations avec le royaume s'étaient détériorées sur la question du nucléaire iranien. Ils sont eux aussi entrés en guerre en ravitaillant en vol des F-15 saoudiens et des F-16 des Emirats. «Les avions ravitailleurs vont sortir tous les jours», a même précisé le Pentagone. A l'évidence, des faucons sont actuellement au pouvoir à Riyad. Opportunément, le nouveau roi Salman a atténué l'hostilité de son prédécesseur envers les Frères musulmans, ce qui lui a permis de rallier plus facilement Ankara.

Les raids aériens, commencés il y a deux semaines à une cadence quotidienne de 35, portée à 80 et finalement à 120, semblent indiquer que Riyad n'entend pas relâcher sa pression. Cela n'a pas inversé pour autant le cours de la guerre, toujours favorable aux Houthis alliés aux forces d'Ali Abdallah Saleh. Mais il est possible que Riyad, «au moment approprié, passe à l'action au sol». En attendant, Al-Qaeda dans la péninsule Arabique (Aqpa) profite du vide. Le mouvement s'est emparé dernièrement du port de Moukala, dans le Sud-Est, et du district d'Al-Siddah, au centre du pays.