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Analyse

Nucléaire iranien : la Russie met ses missiles dans la balance

En débloquant la livraison à Téhéran de batteries antiaériennes S300, Moscou se relance dans le jeu diplomatique et commercial face aux Occidentaux.
Un système antiaérien russe S300, en août 2013, près de Moscou. (Photo Ivan Sekretarev. AP)
publié le 14 avril 2015 à 19h56

L'initiative du Kremlin sonne comme un nouveau défi aux Occidentaux sur fond de tensions croissantes au Moyen-Orient mais aussi en Ukraine. Au soir du lundi 13 avril, le président russe, Vladimir Poutine, a signé un décret levant l'interdiction de livrer à l'Iran des missiles S300, un système sophistiqué de batteries antiaériennes, sans attendre la levée ni même la signature d'un accord définitif, le 30 juin sur le programme nucléaire iranien entre les «5+1» (les membres permanents du Conseil de sécurité plus l'Allemagne) et la république islamique. Moscou estime que le préaccord de Lausanne suffit à changer la donne. «Nous sommes sûrs qu'à ce stade la nécessité d'un embargo a complètement disparu», a affirmé le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, arguant de surcroît que ce contrat de vente d'armes ne tombait pas sous le coup des sanctions internationales. Il avait été bloqué en 2010 par l'alors président Dmitri Medvedev à la demande des Israéliens et des Américains, inquiets de voir la république islamique se doter d'un système antiaérien sophistiqué qui compliquerait toute éventuelle opération visant à bombarder les sites nucléaires d'enrichissement d'uranium. Cela n'est plus à l'ordre du jour. L'installation de S300 n'en renforce pas moins militairement Téhéran même si, comme le rappelle Moscou, ces missiles sont strictement défensifs «et ne compromettent pas la sécurité des pays de la région, y compris Israël».

Rivalités. Le geste du Kremlin est lourd de symboles. «Il n'y a pas encore de véritable accord sur le programme nucléaire iranien, mais seulement le cadre et les paramètres d'un futur accord qui ont été décidés à Lausanne. Moscou agit donc avant même qu'un accord soit finalisé. La décision du Kremlin est d'autant moins anecdotique qu'elle touche un sujet emblématique», explique Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, soulignant que la non-livraison des S300 fut «la seule mesure unilatérale russe pesant réellement sur ses relations avec Téhéran». Alors même que l'Iran s'apprête à revenir sur la scène internationale, l'enjeu est évidemment commercial. «La Russie n'a pas attendu le 30 juin, c'est un coup psychologique. Personne ne va livrer ces armes demain car c'est un processus long et compliqué. Mais il fallait faire savoir que la Russie se tient prête à reprendre les relations commerciales», relève Fedor Loukianov, rédacteur en chef de Russia in Global Affairs et spécialiste du Proche-Orient. «L'annulation de cette interdiction jouera un rôle énorme dans nos relations bilatérales», s'est félicité à Moscou le secrétaire du Conseil suprême iranien de sécurité nationale, Ali Shamkhani, espérant la livraison avant la fin de l'année.

L'initiative russe lance avant tout un fort message politique. D'où l'irritation de l'administration américaine. Le secrétaire d'Etat John Kerry a fait part de ses préoccupations à son homologue russe Sergueï Lavrov. L'Etat d'Israël, encore plus inquiet, dénonce ce renforcement des capacités militaires iraniennes. «La Russie montre ainsi qu'elle compte bien être la principale bénéficiaire, politiquement et commercialement, du retour de l'Iran sur la scène internationale et de la levée des sanctions. Mais c'est aussi une manière pour Moscou de se remettre au cœur du jeu moyen-oriental : après la Syrie et l'Irak maintenant l'Iran», analyse Camille Grand, soulignant que cette initiative «fait partie du désalignement de la Russie par rapport aux Occidentaux pour affirmer toujours plus ses propres intérêts de puissance et sa propre voie».

La question est maintenant de savoir si ces rivalités moyen-orientales vont compliquer encore un peu plus les relations entre les Occidentaux et les Russes, déjà opposés dans un bras de fer sans précédent depuis la fin de la guerre froide à propos de l’Ukraine. La reprise des affrontements dans l’Est ukrainien met en péril les accords de cessez-le-feu négociés à Minsk en février.

Boycott. Réunis à Berlin le 13 avril les ministres des Affaires étrangères des quatre Etats signataires (Allemagne, France, Russie, Ukraine) ont exprimé leur «très vive inquiétude». Illustration des tensions croissantes avec le Kremlin, les principaux dirigeants occidentaux restent fermes dans leur volonté de boycott des cérémonies du 9 mai à Moscou, pour le 70e anniversaire de la victoire de 1945. Fedor Loukianov, de Russia in Global Affairs, déconnecte ces divers dossiers. «Depuis le début de la crise ukrainienne, la politique russe au Proche-Orient n'a absolument pas changé. Elle a sa propre vision de la politique à mener au Proche-Orient, c'est tout», explique-t-il. Camille Grand, de la FRS, est plus nuancé, affirmant qu'après l'Ukraine, l'initiative russe sur les missiles «devrait nous amener à réfléchir» : «La Russie reste un partenaire compliqué, y compris sur des sujets comme le nucléaire iranien, sur lesquels les Occidentaux pensaient être davantage en phase avec elle.»