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Libération
Reportage

Travail des enfants : New Delhi ne se foule pas

Malgré les pressions d’associations, le manque de volonté politique pour lutter contre l’emploi des mineurs maintient des millions de jeunes dans l’exploitation.
Dans une usine de boutons, à New Delhi, en 2010. Des associations, telle Bachpan Bachao Andolan, secourent des enfants exploités. (Photo M. Swarup. AP)
publié le 14 avril 2015 à 18h56

«J'ai des blessures, ici, sur les mains, indique-t-il d'une voix faible. Je me suis brûlé avec les produits que j'utilisais pour coller les chaussures. Maintenant, ça va mieux, on ne voit plus trop les cicatrices.» Il a le dos légèrement courbé sous son tee-shirt vert, la bouche crispée et les yeux humides, perdus dans le vide. Il a 16 ans, et nous l'appellerons Sudeep. En novembre, sa famille, des agriculteurs pauvres de la campagne du Bihar, dans le nord-est de l'Inde, le confient à un homme qui promet de lui offrir un bon travail. Une somme d'argent est donnée à ses parents, dont Sudeep ne connaît pas le montant.

Ce frêle adolescent, qui n'est quasiment jamais allé à l'école, suit simplement cet intermédiaire jusqu'à New Delhi - plus de 1 000 kilomètres vers un enfer de 20 m2, un atelier de confection de chaussures, où il mange, dort, et travaille onze heures par jour.

Balançoire. «Je devais coller à la main entre 200 et 400 paires de chaussures par jour, poursuit-t-il, de manière à peine audible. Un homme me frappait souvent pour que je travaille plus. Mais moi, les coups me rendaient malade. Malgré cela, comme, au village, mon père venait de mourir, je me disais que l'argent que j'allais gagner pourrait aider ma famille.» Cependant, en deux mois de travail quotidien, Sudeep n'a jamais reçu d'argent. Ses employeurs lui ont dit qu'il devait d'abord rembourser ce qui avait été payé à sa famille.

C’est alors qu’il a été secouru, avec une dizaine d’autres enfants, par la police de New Delhi, et a été accueilli dans le Mukti Ashram, un havre de paix tenu par Bachpan Bachao Andolan (BBA), l’association fondée par le prix Nobel de la paix Kailash Satyarthi. Une récompense internationale à la hauteur de la tâche réalisée : BBA a sorti des usines et des ateliers 84 000 enfants en trente-cinq ans.

Dans ce centre aux murs colorés, situé à la sortie de la capitale indienne, les jeunes apprennent à redevenir des enfants. Ils jouent au cricket, se poussent sur la balançoire, déchiffrent avec émerveillement, dans la salle de classe rudimentaire, des livres écrits pour des beaucoup plus jeunes et mieux scolarisés qu’eux. Chaque année, environ 640 mineurs sortis d’ateliers clandestins passent ici quelques jours ou quelques semaines, le temps de retrouver leurs parents.

Ces efforts ne représentent pourtant qu’une goutte d’eau dans un océan d’exploitation. Selon le recensement public de 2011, 4,3 millions d’enfants de moins de 14 ans travaillent en Inde. Cela représente 1,6% de cette classe d’âge, et 2% du nombre total d’enfants travailleurs dans le monde.

Le plus inquiétant, pour Rama Chaurasia, est que «cette part de travail infantile ne diminue pas». Cet ancien syndicaliste à la couronne de cheveux blancs a cofondé l'association BBA avec Kailash Satyarthi en 1980, et la dirige encore aujourd'hui, à 85 ans. «Il n'y a aucune volonté politique de régler ce problème, lance-t-il. A Delhi, vous n'avez que 22 inspecteurs du travail pour plus de 5 millions d'employés. Comment voulez-vous qu'ils y arrivent ? Des dizaines de milliers d'enfants continuent donc à travailler, en pleine capitale, dans des petites allées de 70 centimètres de large.»

Professeurs. En Inde, au lendemain de la visite à Paris du Premier ministre, Narendra Modi, venu attirer les industries françaises dans son pays, le travail des enfants n'est toujours pas interdit. Il est seulement illégal d'employer les enfants de moins de 14 ans dans dix-huit domaines considérés comme «dangereux». A cause de cela, le pays est l'un des seuls au monde à ne pas avoir signé les deux conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT) dans le domaine. «Le travail des enfants est au cœur de nombreux problèmes sociaux que connaît l'Inde, écrivait l'OIT dans un récent rapport. Non seulement il est une conséquence de la pauvreté, mais il est la cause de sa reproduction, car il a un impact sur l'éducation des enfants.»

Le gouvernement précédent, de centre gauche, a adopté en 2009 une réforme historique qui pourrait lutter efficacement contre ce fléau, en rendant l’éducation gratuite et obligatoire jusqu’à 14 ans. Cependant, selon un rapport gouvernemental, il manquait 500 000 professeurs en 2010 pour pouvoir intégrer décemment les 8 millions d’enfants de moins de 14 ans non scolarisés. Pour l’instant, les enseignants doivent souvent encadrer 60 enfants par classe, des mauvaises conditions qui encouragent l’absentéisme.

En 2012, après d’intenses pressions des associations, le ministère indien de l’Emploi a finalement rédigé un projet de loi visant à interdire le travail de tous les enfants de moins de 14 ans, et à fermer les secteurs les plus dangereux aux moins de 18 ans. Cependant, la nouvelle majorité de la droite nationaliste hindoue, élue en mai 2014, n’a pas encore débattu de ce texte.