Dans le jargon des réfugiés syriens, Hassan est un «Dubliné». L'un de ces refoulés en Italie, depuis l'Autriche, en vertu de la convention européenne de Dublin II, dont il ne connaissait pas grand-chose lors de son débarquement, en août 2013, sur les côtes siciliennes. A peine savait-il que pour rejoindre son frère aîné installé à Vienne et espérer y obtenir un statut de réfugié, il lui fallait éviter de donner ses empreintes aux carabiniers. «Ils m'ont obligé», dit-il, inconsolé, en secouant la tête. «La police nous a forcés à les donner. Ils ont même pris les empreintes des enfants en bas âge. Comme nous résistions, ils nous ont laissés pendant trois jours sans manger et sans boire. Nous n'avions pas l'autorisation d'aller aux toilettes. Par moments, ils nous frappaient. J'ai été le dernier à céder», lâche-t-il dans un demi-sourire, en remontant la fermeture Eclair de son blouson noir de mauvais cuir.
Agacement. Assis en terrasse dans le froid d'un café du centre de Mestre, le port industriel de Venise, le jeune coiffeur de la banlieue d'Alep qui voulait uniquement fuir la guerre civile et les violences ne sait plus très bien ce qu'il attend. Il apprend l'italien. Fait parfois des petits boulots dans une pizzeria du coin. Mais il a renoncé à traverser la frontière en direction du nord. A 25 ans, il est seul dans cette Vénétie indifférente au drame syrien et qui, en raison de la crise économique, regarde avec de plus en plus d'agacement les étrangers. Conformément aux procédures prévues par la convention de Dublin, il a fini par se résoudre à déposer sa demande d'asile en Italie, son premier pays d'entrée en Europe. Ses empreintes digitales le clouent sur le sol transalpin.
Il observe avec le regard d'un rescapé les allers et retours de ses compatriotes qui, à peine arrivés sur les côtes méridionales de l'Italie à bord de bateaux de fortune, remontent la péninsule, passent clandestinement la frontière en direction de l'Allemagne ou de la Suède mais sont souvent ramenés en Italie. La plupart retentent leur chance, inlassablement. «J'étais épuisé. Je me suis résigné à demander l'asile ici, concède Hassan. J'ai vu tellement de drames…»
C'est début juillet 2013 que le jeune homme maigre aux grands yeux noirs décide de quitter Alep, dans le nord de la Syrie. «En temps de guerre, tu ne sais pas si tu seras vivant le lendemain, si tu retrouveras tes amis ou tes proches.» Il fuit seul, à bord d'un bus pour Izmir, en Turquie. Pour financer son voyage jusqu'en Europe, sa famille a vendu une propriété. Le premier trajet ne dure que seize heures. «Ce n'était pas compliqué de rejoindre la Turquie. Sur place, un passeur m'a proposé, en échange de 5 000 euros, de me faire arriver en Allemagne caché dans un camion.»
Au bout de vingt jours d'attente, Hassan monte à bord d'un semi-remorque avec sept autres réfugiés. «C'était dur, dit-il sèchement. Nous ne pouvions sortir pour faire nos besoins.» A la suite d'un contrôle, le voyage s'interrompt dans le nord de la Grèce après deux jours d'enfermement. Mais la police grecque laisse repartir les huit jeunes Syriens, qui rejoignent Athènes à bord d'un bus. De là, d'autres compatriotes leur conseillent de s'embarquer pour la Crète dans l'espoir de monter à bord d'un cargo en transit depuis l'Egypte.
Sur place, Hassan erre quelques jours avant qu'un trafiquant lui propose le passage pour l'Italie. Cette fois, le tarif du voyage s'élève à 2 500 euros. «J'ai eu de la chance. D'autres ont dû payer jusqu'à 5 000 euros.» Mais il faut encore attendre dans une sorte d'étable aux murs en terre, à proximité d'Héraklion. Dans la petite bâtisse, ils sont une centaine de migrants. «Beaucoup de Syriens mais aussi quelques Africains et des Bengalis. Chaque jour, il y avait deux ou trois nouveaux arrivants. On ne pouvait plus bouger.» Hassan va demeurer près d'un mois dans ces conditions : «La ville était proche. On ne pouvait sortir qu'à la nuit tombée pour faire nos besoins dans la mer.» Une nuit, les passeurs réveillent brusquement les migrants et les font monter précipitamment dans une petite embarcation. Une cinquantaine d'autres réfugiés placés dans une maison voisine les rejoignent. Au total, «nous étions plus de 250», calcule Hassan. «Nous avons navigué pendant une journée et demie. La mer était très agitée. C'était un film d'horreur, presque pire que la guerre que nous avions laissée derrière nous. Nous étions tous malades et apeurés, surtout les enfants.»
Au large, leur navire de fortune accoste finalement un cargo plus grand venant d'Egypte. Dans la cale de l'embarcation, prévue pour transporter du bétail, se trouvent déjà une cinquantaine de réfugiés syriens. La nouvelle traversée va durer quatre jours. «Nous n'avions plus rien à manger et presque plus d'eau. On n'arrivait pas à dormir. Les enfants vomissaient sans arrêt.» A proximité des eaux italiennes, l'équipage égyptien réveille les quelque 300 migrants. «Il était trois heures du matin, se souvient le jeune coiffeur. Ils nous ont fait redescendre sur le petit navire, qui nous avait suivis. Puis ils nous ont abandonnés. Certains d'entre nous connaissaient les rudiments pour diriger un bateau. Mais nous sommes restés toute la journée sous le soleil, sans vivres.» Ce n'est que vers 21 heures que les gardes-côtes italiens prennent possession de l'embarcation, direction le port de Syracuse, sur la côte orientale de la Sicile. «Je ne savais pas exactement où nous étions», explique Hassan, pour qui l'essentiel était d'avoir mis le pied en Italie.
Couteau. Mais c'est une autre épreuve qui débute, celle des contrôles administratifs, des règles européennes et des coups. «"Si tu veux manger, tu dois donner tes empreintes digitales", hurlaient les policiers.» De guerre lasse, tous les Syriens finissent par accepter les procédures d'identification avant d'être transférés dans un gigantesque centre d'accueil des immigrés. «Les vieux Africains qui travaillent avec la police nous disaient : "Quittez l'Italie, il n'y a pas de travail ici." Mais pour nous faire sortir du camp, ils nous ont rançonnés. Entre 20 et 100 euros. Une fois à l'extérieur, ils nous ont mis un couteau sous la gorge en exigeant tout notre argent. J'ai réussi à fuir mais certaines familles ont tout perdu.» Hassan esquisse un sourire triste : «Par la suite, j'ai su qu'au bout de quelques jours, la police avait finalement laissé sortir tout le monde hors du camp.»
Pour tous les Syriens commence alors la course vers le nord. Les plus fortunés partent en taxi. Les autres en train ou en bus, «moins cher et plus sûr». Au bout d'un jour, Hassan est à Milan. «Des dizaines de Syriens dormaient aux alentours de la gare ou dans les jardins publics.» Lui repart immédiatement en train pour Bolzano, puis pour l'Autriche. «Les douaniers ne m'ont pas demandé mes papiers.»
A Vienne, il ne parvient pas à retrouver son frère, arrivé lui aussi de Syrie en 2011, et se rend spontanément au commissariat pour demander l'asile politique. Les autorités locales repèrent immédiatement qu'il est déjà enregistré en Italie mais lui laissent miroiter un permis de séjour au titre du regroupement familial. En attendant, il est envoyé dans un centre de réfugiés à Innsbruck, d'où il réussit finalement à rentrer en contact avec son frère. «Dans le camp, il y avait quelques Bulgares et des Hongrois, mais surtout des familles syriennes. L'une d'entre elles avait perdu un enfant dans la mer, en Grèce. Une autre pleurait un parent mort lors du passage en Turquie. Presque tous avaient été frappés au cours du voyage.»
«Assassin». Un matin d'octobre, Hassan est violemment emmené par la police autrichienne. «Ils m'ont jeté dans un fourgon policier comme un assassin, m'ont pris mon portable et m'ont ramené à Vienne. Ils m'ont traité comme un animal. J'avais fui la guerre pour une autre vie. Je n'ai vu que des drames et des coups.» Il est embarqué dans un avion avec une feuille d'expulsion écrite en allemand. «Je ne savais pas où j'allais. J'avais peur qu'ils me renvoient en Syrie. Au bout d'une heure, je suis arrivé à l'aéroport de Venise.» A sa descente d'avion, la police italienne lui demande s'il souhaite déposer une requête d'asile politique dans la péninsule. «Mais dans le même temps, avec l'aide d'un traducteur, ils me disaient qu'il n'y avait pas de travail ici, pas d'argent, pas de logement. J'ai compris qu'ils avaient été obligés de me récupérer mais qu'ils me poussaient à repartir. Je leur ai demandé : "Si je retourne en Autriche, je risque d'être ramené ici ?" Les policiers ont dit "sans doute". C'est pourquoi, épuisé, j'ai demandé l'asile ici.»
«Mon histoire personnelle n'a rien que de très normal», se désole Hassan, qui dispose désormais d'un permis de séjour. «Dans le centre de Chioggia où j'ai séjourné, j'ai retrouvé un Syrien que j'avais connu en Grèce. Il a été jusqu'en Finlande avant d'être renvoyé à Venise. Mais beaucoup d'autres ont vécu de véritables tragédies. Une famille m'a raconté que la police maltaise avait tiré sur leur embarcation. Il y a eu plus de 50 morts. Je pensais que l'Europe, c'était la liberté !»
Depuis l'arrivée d'Hassan en Italie, le flux des Syriens fuyant la guerre n'a cessé de grossir. Lui n'a pas assez d'argent pour faire venir sa mère, sa sœur et son jeune frère restés à Alep. Et n'a plus assez d'espoir pour envisager un jour de retourner au pays : «En Syrie, tu ne sais pas quand tu vas mourir. En Europe, tu meurs peu à peu ou tu deviens fou.»