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Libération

De la Syrie à l’Europe, les rêves brisés des réfugiés

Plus d’un million de Syriens ont fui la guerre vers le Liban voisin. De là, beaucoup tentent coûte que coûte de rejoindre un pays qui leur accordera l’asile.
Des réfugiés faisant partie d'un groupe de Syriens et de Palestiniens à leur arrivée dans le port de Catane, en Sicile, en octobre 2013. (Photo Reuters.)
publié le 19 avril 2015 à 20h06

Ahmad revient de loin. Chaque naufrage meurtrier au large des côtes italiennes ou libyennes le lui rappelle. Cet avocat syrien de 28 ans a réussi à atteindre les Pays-Bas il y a quelques mois, au terme d’un périple épique. En mars 2014, lorsque l’armée de Bachar al-Assad reconquiert la région du Qalamoun (frontalière avec le Liban), il quitte la ville de Yabroud et fuit vers Ersal, avant de gagner Beyrouth un mois plus tard. Il n’a déjà qu’une idée en tête : rejoindre l’Europe. La première étape sera Alger, car il a des amis sur place et une filière possible.

Comme une partie des réfugiés syriens, il possède une carte d'identité, mais pas de passeport. Recherché par le régime, il n'a d'autre option que de s'en faire fabriquer un faux pour pouvoir prendre l'avion. L'opération prend trois mois. Une de ses connaissances à Damas rentre en contact avec un membre des moukhabarat (les agents de renseignement), qui subtilise les passeports de personnes décédées. Un juteux business : le sbire du régime touche plus de 3 000 dollars (2 800 euros), et l'intermédiaire près de 500 dollars. «J'ai reçu un passeport d'un homme de 20 ans plus âgé que moi, originaire de la banlieue d'Alep, raconte Ahmad. Je me suis laissé pousser les cheveux et la barbe, j'ai porté des vêtements qui me vieillissaient et je suis allé me prendre en photo. Je l'ai collée sur le passeport. […] A l'aéroport, je n'ai jamais eu aussi peur de toute ma vie. Si j'avais été pris, je risquais des années de prison.» Ce jour-là, le douanier ne semble pas très réveillé. «Il ne m'a pas posé de questions, je n'arrivais pas à y croire !» s'exclame Ahmad.

L'avocat avait hâte de quitter la «prison» libanaise : «Je me sentais en insécurité, les gens me posaient toujours des questions, m'insultaient. J'ai même été frappé.» Il n'est jamais parvenu à trouver d'emploi. «J'ai essayé une fois de travailler dans un magasin de meubles. On m'a dit : "Qu'est-ce que tu fais là ? Tu es Syrien, retourne donc dans ton pays !"»

Vautours. Quelques heures plus tard, Ahmad atterrit à l'aéroport d'Alger. Il a sur lui 4 000 dollars, la somme requise pour tous les Syriens qui arrivent dans le pays, suite à une mesure prise en juillet 2012 par les autorités algériennes. Logé une nuit dans la capitale chez un ami originaire de Yabroud, il file ensuite dans une voiture avec un groupe de personnes. Direction la ville d'El Oued, puis nouveau changement de véhicule, toujours vers le sud. S'ensuit une traversée de trois jours vers l'oasis de Ghadamis, à la frontière algéro-libyenne. «Nous étions une vingtaine de Syriens. Chaque jour, nous marchions avec un groupe de trafiquants, reprenant parfois un pick-up. Le soir, ils nous laissaient près d'une cabane, et le lendemain matin, d'autres miliciens venaient nous chercher», décrit Ahmad. Le trajet coûte 1 500 dollars.

Peu avant Zouara, une ville portuaire à 100 km à l'ouest de Tripoli, les réfugiés tombent dans un traquenard. «Une dizaine d'hommes armés nous attendaient. Ils m'ont pris mon téléphone portable et volé 3 000 dollars», affirme Ahmed. Dans le port de pêche libyen, les rabatteurs tournent autour des Syriens comme des vautours. Ils les rassemblent tous dans un immeuble en construction, avec des Africains. Chaque jour, une vingtaine de candidats au départ arrivent. «En une dizaine de jours, j'ai pu emprunter de l'argent à des Syriens sur place, en promettant de leur rembourser une fois arrivé en Europe. Les trafiquants m'ont fait une remise : 1 000 dollars la traversée vers Lampedusa au lieu de 1200», ironise Ahmad.

Une nuit calme, vers 2 heures du matin, le signal est donné. Il faut nager quelques minutes dans la Méditerranée pour atteindre un Zodiac. Ahmad fait deux allers-retours, un enfant dans chaque bras. Le canot pneumatique rejoint ensuite une large embarcation en bois. Selon les calculs de l'avocat, ils sont plus de 300 entassés, hommes, femmes, enfants. «Les passeurs agissaient comme sous l'effet de la drogue. Ils frappaient les gens sans raison, ils ont lancé dans la mer le gilet de sauvetage que j'avais acheté. Des femmes et des enfants vomissaient, pleuraient», raconte-t-il.

Après seize heures de trajet, l'île sicilienne se profile à l'horizon. Le grand bateau est repéré par un pétrolier, et les réfugiés sont ensuite pris en charge par la Croix-Rouge. Ahmad reste deux jours en Italie, puis prend le train pour Paris, Bruxelles et Amsterdam. «Les pays nordiques accordent plus facilement et plus rapidement le statut de réfugié», se justifie-t-il. Aux Pays-Bas, il passe ses journées dans un centre d'accueil pour demandeurs d'asile dans la banlieue d'Amsterdam avec 400 compatriotes, et a pu obtenir un titre de séjour provisoire. Il ne reçoit comme aide que 15 euros par jour en moyenne. «Je pensais que je pourrais travailler pour rembourser mes dettes en deux mois et envoyer de l'argent à mes parents, mais sans parler la langue, c'est impossible», se désespère le jeune homme, qui souhaite entrer à l'université en septembre pour apprendre à parler néerlandais. L'attente lui paraît interminable. «C'est vrai que l'Europe est belle, mais je n'ai toujours rien entrevu de mon rêve», soupire-t-il.

Malaisie. L'Europe, elle, fait toujours rêver le million et demi de Syriens réfugiés au Liban (dont 1,15 million enregistrés par l'ONU). Aley, dans la montagne libanaise. Dans son modeste bureau de directeur, Mohammad gère une petite école de réfugiés syriens qui accueille 120 élèves. «Si nous n'obtenons pas de réponse de l'ambassade de France, ma femme partira en Suède illégalement. Nous la rejoindrons plus tard, grâce au regroupement familial», explique le quadragénaire. Il a déjà tout planifié : Le voyage coûtera 6 000 euros. Sa femme, Rima, prendra l'avion jusqu'en Malaisie, l'un des seuls pays au monde qui n'exige pas de visa pour les Syriens. Là-bas, on lui fournira un faux passeport suédois et elle s'envolera pour Stockholm. «Si elle se fait démasquer, elle ne sera pas mise en prison. Elle sera renvoyée au Liban et, dans le pire des cas, nous aurons perdu notre argent, lâche Mohammad. L'idée de l'envoyer seule là-bas me rend malade, mais elle a plus de chance de passer. C'est une femme, elle parle mieux anglais que moi. Je ne veux pas tenter le voyage seul et la laisser avec les enfants ici au Liban. C'est trop dangereux.» (1)

Pour financer le voyage, il s'est arrangé avec son frère, qui a vendu la maison dans laquelle il habitait à Damas pour la somme de 10 000 euros. Ce dernier est marié avec une Syrienne qui a obtenu l'asile politique en Suède il y a un an grâce aux Nations unies, et il compte la rejoindre d'ici quelques mois. «Par l'intermédiaire d'une connaissance de ma belle-sœur, nous pouvons contacter un réseau, le moment venu», raconte Mohammad.

Le père de famille a déjà passé quatre entretiens avec le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), qui a finalement refusé ses demandes d'asile. Il a écrit un mail à l'ambassade de France via un «contact». Là aussi, on l'a convoqué, mais silence radio depuis des mois. «Je n'y crois plus», assure-t-il. Pourtant, Mohammad est alaouite (l'ethnie de Bachar al-Assad), originaire de Lattaquié. Et pas franchement en sécurité au Liban, où le régime syrien possède encore de puissants relais. En 2000, il a goûté aux geôles d'Al-Assad pendant un mois, son frère durant huit ans. «Jusqu'à la fin 2013, je travaillais comme fonctionnaire, mais je faisais aussi passer clandestinement des médicaments et de la nourriture dans la banlieue de Homs. Un jour, mon intermédiaire là-bas a été arrêté. Du jour au lendemain, nous avons fui. J'avais peur qu'il parle sous la torture», raconte-t-il.

Au Liban, on lui rappelle souvent sa confession. «Les gens me prennent pour un chabiha [les miliciens à la solde du régime syrien, ndlr]. Ils reconnaissent mon accent à la lettre qaf que prononcent les alaouites.» L'un de ses voisins sunnites l'a violemment pris à parti suite à la mort de son frère, tué par des agents syriens. «Il voulait se venger sur moi, car il pensait que tous les alaouites étaient complices de Bachar al-Assad.»

Plombier. La vie au Liban est chère, le couple paie 500 dollars de loyer, pour un salaire total de 1 200 dollars - il reste «juste de quoi manger». Surtout, il n'y a pas d'avenir pour leurs deux enfants de 2 et 7 ans. «En Europe, ils pourront apprendre une langue étrangère, recevoir une bonne éducation. Ici, l'enseignement reste limité pour les réfugiés. Nous voulons leur donner les meilleures chances dans la vie», se prend à rêver Mohammad. Une fois là-bas, il se dit prêt à travailler comme plombier, électricien, dans la restauration, n'importe où. «Le plus dur pour ma femme sera la séparation avec les enfants pendant de nombreux mois. Elle pleure chaque fois qu'on en parle», dit-il.

Les conditions pour obtenir l'asile en Europe demeurent très strictes. «Il faut par exemple être atteint d'une maladie grave, parler la langue du pays tiers ou connaître des personnes qui y résident», explique Dana Sleiman, responsable de la communication au HCR. En 2014, seulement 4 725 Syriens sur les 1,15 million de réfugiés enregistrés au Liban ont été accueillis dans des pays européens, principalement en Allemagne. Un chiffre insignifiant.

(1) Depuis notre reportage, Rima a pu gagner l’Allemagne illégalement.