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Libération
Reportage

L’immigré africain, bouc émissaire de la misère à Johannesburg

Depuis plusieurs semaines, les lynchages d’étrangers, déclenchés par des discours politiques xénophobes et alimentés par la colère des habitants des townships, se multiplient en Afrique du Sud.
Des Zoulous protestent contre la présence de migrants dans leur quartier de Jeppestown, le 17 avril 2015. (Photo AFP. Marco Longari)
publié le 19 avril 2015 à 19h46

Monsieur Sithole est inquiet. Cela fait quarante-huit heures qu'il essaie de joindre son ancien locataire, un Bangladais qui tenait une minuscule épicerie dans le township d'Alexandra. «Il ne répond plus, il se cache», explique le propriétaire de l'échoppe. M. Sithole a la mine triste. Il est accoudé sur des ruines : un mur de briques effondré, des étagères en métal vides, et quelques bâches en plastique qui protégeaient le toit de l'épicerie quand il pleuvait trop fort. «Ils ont tout pris. Ils visent les étrangers mais c'est une grosse perte pour moi aussi», raconte ce Sud-Africain, qui a vécu toute sa vie à Alexandra. Jeudi, à la tombée de la nuit, un groupe d'hommes - environ 90, selon la police locale - a arpenté les rues de ce bidonville grouillant de Johannesburg, pillant et saccageant les magasins. Ils ont volé la nourriture et l'alcool, laissant les voisins achever le travail. De la lessive et des piles alcaline comme tout butin de cette guerre contre «les étrangers».

De l'autre côté de la rue, où les chèvres dévorent les sacs plastiques et les poubelles débordent des trottoirs, un grand magasin flambant neuf spécialisé dans la vente d'alcool a descendu ses rideaux de fer. «C'est tout ce que l'on peut faire pour se protéger, explique le manager, un des rares Sud-Africains blancs qui s'aventurent dans le township. Les vitres sont cassées, il faut bien que quelqu'un reste ici.» Ce Liquor Store aussi a été attaqué jeudi soir. Mais les pillards ont été rapidement chassés par la police. «Ils ont eu le temps de prendre le champagne et les whiskys», poursuit le commerçant qui préfère rester anonyme pour «ne pas avoir de problème». Pour lui, toutes ces attaques ne sont que le reflet de la criminalité quotidienne qui hante l'Afrique du Sud. Le résultat d'une frustration inquiétante. «Je suis né ici il y a 46 ans. L'Afrique du Sud, c'est mon pays. Ils vont dire que je suis Portugais, mais c'est juste pour se donner une excuse», explique-t-il.

Inerte. L'Afrique du Sud est un pays xénophobe. En 2008 déjà, plus de 60 Zimbabwéens, Mozambicains et Somaliens ont été tués, parfois brûlés vif dans les quartiers pauvres du pays. Leur crime ? «Voler» le travail des Sud-Africains. «Ils acceptent des salaires qui sont beaucoup trop faibles», analyse Lungile. Ce jeune homme d'Alexandra est titulaire du baccalauréat, mais il n'a pas assez d'argent pour aller à l'université. «J'ai travaillé dans un supermarché, mais les salaires sont ridicules. A peine 1 500 rands [120 euros, ndlr] par mois. A ce prix, je préfère rester chez mon père», précise-t-il.

La nouvelle vague de violence qui parcourt le pays a fait sept morts la semaine dernière. Samedi après-midi, un ressortissant mozambicain a été tué à coups de couteau en plein cœur d’Alexandra, devant une foule inerte. Trois Zimbabwéens auraient aussi été tabassés devant un centre commercial, dont le nom est tristement ironique : Pan-Africa.

Le roi zoulou, qui garde une très grande influence dans cette communauté, a déclenché cette nouvelle vague xénophobe en appelant les «étrangers à plier bagage et à partir» il y a trois semaines. Le fils du Président, Edward Zuma, a appuyé ses propos, brandissant la peur d'un «coup d'Etat» venu de l'extérieur : «Ils font ce qu'ils veulent chez nous.» Le sentiment xénophobe est ancré dans les mentalités et il suffit d'un rien pour s'en prendre «à l'autre».

En janvier déjà, le grand township de Soweto avait mené une chasse à l'étranger. Un épicier avait tué un tsotsi («criminel») lors d'un braquage. Le commerçant était Somalien, et la communauté a vengé sa mort en tuant sept autres migrants.«Le tsotsi a été élevé en martyr, déplore Marc Gbaffou, président de l'association Africa Diaspora Forum. Mais qui a parlé des Somaliens innocents qui ont été tués ? Ils ont été enterrés en silence. On ne sait même pas où sont leurs corps.» Pour le président de cette association qui défend les droits des étrangers d'origine africaine, la xénophobie est «institutionnalisée» en Afrique du Sud : «Si vous êtes un étranger africain, la police refuse de prendre vos plaintes au commissariat, ils nous parlent comme à des chiens quand on veut déposer nos dossiers de régularisation. Les demandes d'asile traînent parfois dix, quinze ans, avant d'être traitées par les services du ministère.»

Africa Diaspora Forum a été créé au lendemain des violences de 2008. Depuis, les membres de l'association vont dans les écoles des townships pour éduquer la jeune génération sur l'Afrique. «Ils ne connaissent aucune capitale du continent, ils n'ont aucune idée de ce qu'il se passe de l'autre côté de leurs frontières, poursuit Marc Gbaffou, d'origine ivoirienne. Ils ne savent même pas que c'est l'Afrique qui fait la richesse de ce pays. Toutes les grandes compagnies sud-africaines se font beaucoup d'argent sur le continent.»

Gratte-ciel. Les grandes compagnies, les investisseurs, les décideurs, reconnaissent la chance pour ce pays d'être le leader économique de l'Afrique subsaharienne. Mais les habitants des townships n'en voient aucun bénéfice. Avec des infrastructures dignes des pays les plus développés, des gratte-ciel aussi haut qu'à Manhattan ou des autoroutes à dix voies, l'Afrique du Sud a toujours vécu dans le fantasme de ressembler à l'Europe ou aux Etats-Unis. Les Sud-Africains ne voient pas le reste du continent autrement qu'un Américain : un immense territoire de famines, de guerres et de désert.

Le système d’apartheid, en place pendant quarante-sept ans, interdisait aux Noirs sud-africains de posséder un passeport et de voyager. Le régime avait volontairement négligé l’éducation de 80% de la population, pour en faire une main-d’œuvre bon marché et malléable. Par peur que les «non-Blancs» puissent s’enrichir, le système raciste leur interdisait aussi d’ouvrir leur propre entreprise, et même de vendre dans les marchés, sauf à de très strictes conditions. Pendant ce temps, l’Afrique subsaharienne, décolonisée bien avant l’Afrique du Sud, s’est instruite, souvent sous la poussée de leaders communistes-marxistes. Elle a voyagé. Elle s’est formée. Elle a connu des crises, aussi, et de forts mouvements de migrations à partir des années 80.

Lorsque Nelson Mandela est arrivé au pouvoir en 1994, et que le géant du continent a rouvert ses frontières, on est descendu, du Malawi, du Mozambique, du Congo ou du Nigeria, tenter sa chance, notamment à Johannesburg. «La ville de l’or», la capitale économique du continent, s’est construite uniquement par des vagues de migrations. Locales pendant l’apartheid. Internationale, désormais. Aujourd’hui, dans le centre-ville, l’épicier est somalien, le coiffeur zimbabwéen, le gardien de parking congolais… Les grosses compagnies préfèrent embaucher les Africains diplômés des grandes universités mondiales plutôt que des Sud-Africains qui accusent des décennies de lacunes dans leur système d’éducation.

Mais depuis que l'Afrique du Sud est entrée dans le grand jeu de l'économie mondialisée, les inégalités n'ont cessé de grandir. Le pays est toujours le plus inégalitaire au monde, et la division entre les riches et les pauvres se fait encore sur des questions raciales. «Le problème, c'est que le gouvernement post-apartheid a promis des maisons à tous les pauvres de ce pays, explique Marc Gbaffou. Il leur a promis de l'électricité gratuite, de l'eau… Mais tout ça n'est pas réalisable ! L'ANC [African National Congress, le parti au pouvoir, ndlr] sait qu'il ne peut plus blâmer les Blancs. Alors ils rejettent la faute sur les étrangers. C'est une politique populiste.»

Renvoyer la responsabilité de ses échecs sur les Blancs aurait pu conduire à une catastrophe économique sans précédent. Robert Mugabe, le président zimbabwéen, en a fait l’expérience, conduisant son pays dans le chaos au début des années 2000. L’étranger est toujours une cible de premier choix en politique, un ennemi silencieux et facilement attaquable, surtout s’il est illégal.

Machettes. L'année dernière, Gwede Mantashe, le secrétaire général de l'ANC, a joué avec cette «afrophobie» grandissante en déclarant, lors d'un meeting dans le cœur de Soweto : «Les étrangers ont pris les magasins de Soweto. Il faut faire quelque chose contre ça.» Face à la crise récente, le Président, Jacob Zuma, a finalement annulé son voyage diplomatique en Indonésie prévu cette semaine. Mais lors de son discours à la nation, en janvier, il avait affirmé que «les étrangers ne peuvent pas être propriétaires de nos terres».

Alors que l'Europe ferme ses frontières, le nouvel eldorado - par défaut -, pour beaucoup de migrants économiques, reste l'Afrique du Sud. Kingsley, jeune Nigérian d'une trentaine d'années, aurait préféré aller en Angleterre que de venir dans ce pays «d'imbéciles». Mais le voyage coûtait trop cher et son visa lui a été refusé. Arrivé à Johannesburg il y a cinq ans, il loue un espace exigu dans le marché de Bree, en plein centre-ville, où il répare des ordinateurs et des portables. Kingsley est ingénieur en électrotechnique, diplômé de l'Université nigériane d'Ibadan. Samedi, malgré les violences dirigées contre la communauté nigériane de l'autre côté du centre-ville, «King» a quand même ouvert son échoppe. Il n'a pas peur, promet-il. Ce matin, «avec les autres», ils sont allés acheter des machettes et des armes de poing. «On en a plein», lâche-t-il fièrement, sans que l'on sache vraiment si c'est pour dissuader les potentiels attaquants ou s'il se prépare vraiment à faire la guerre. «S'ils touchent à UN Nigérian, UN seul tu m'entends, on ira les tuer, promet Kingsley. Cette fois, on ne se laissera pas faire, ça suffit.»