Dans son infinie mélancolie de témoin du temps qui passe, il sait toujours rester léger. Jean d'Ormesson a de l'humour et le sens de la formule. Son charme fait l'unanimité. Le romancier, qui fut aussi dans les années 70 directeur de la rédaction du Figaro avec Raymond Aron, reconnaît lui-même être ce que l'on appelle dans le jargon du métier «un bon client» pour les interviews, d'où leur inflation à chaque nouvelle parution d'un de ses livres. En ce mois d'avril c'est un feu d'artifice avec la sortie d'un volume réunissant quatre de ses romans dans la Pléiade. Restons-en aux textes. Ce surdoué du bonheur, issu du meilleur monde et d'une lignée mêlant noblesse de robe, haute bourgeoisie et grands commis de l'Etat, est selon un sondage du Figaro littéraire l'écrivain le plus aimé des Français juste après Marc Levy. Le volume de la Pléiade a été tiré à 20 000 exemplaires, anticipant des ventes que l'éditeur espère meilleures que celles de bon nombre des autres titres du catalogue. En outre, le simple fait d'y figurer fait déjà de lui un classique. Ou plus précisément «un écrivain classique atypique», comme l'avait défini Philippe Sollers.
Entrer dans la très prestigieuse collection sur papier bible avec reliure d'agneau pleine peau - couleur havane pour les écrivains du XXe siècle - demeure une consécration. Surtout pour un auteur vivant. Ils ne sont que seize, lui compris, à avoir eu un tel honneur dont Julien Gracq, René Char, Milan Kundera, André Malraux, Nathalie Sarraute, Claude Lévi-Strauss, Eugène Ionesco, Saint-John Perse, Henry de Montherlant, etc. D'où sa joie, même si c'est un habitué des honneurs. Il avait endossé l'habit vert de l'académicien avant même la cinquantaine. Mais quant à la qualité littéraire, la Pléiade lui semble nettement plus impressionnante que le quai Conti. «C'est affolant de se dire que l'on va siéger avec Balzac et Stendhal», remarquait-il avec un brin d'autodérision, conscient des polémiques qu'allait susciter cette parution. Sera-t-il lu encore dans une trentaine d'années ? D'autres écrivains français contemporains vivants ou morts - par exemple Georges Perec - dont l'empreinte sur la littérature française du siècle passé a été plus évidente n'auraient-ils pas mérité avant lui un tel honneur ?
Si les critiques restent pour le moins partagés sur l'envergure de son œuvre, presque personne ne nie le plaisir que procure sa lecture. D'Ormesson, c'est l'art de la conversation faite prose. Mais, derrière son élégance désinvolte, il a toujours été un travailleur acharné. Ses livres sont nombreux - plus d'une trentaine jusqu'ici - et parfois répétitifs comme il le dit avec grâce dans divers entretiens : «Je préfère me répéter que me contredire.»
Irréversibilité. Ecrivain, il s'inscrit à la fois dans l'héritage de Stendhal et plus encore dans celui de Chateaubriand. Du premier, il revendique l'égotisme assumé, la passion des conquêtes féminines et celle de la vitesse. Du second, qu'il revendique comme son modèle et dont il assure connaître la vie mieux encore que la sienne propre, il a le sens de l'histoire et de la fresque pour raconter les civilisations qui meurent. Comme l'auteur des Mémoires d'outre-tombe, c'est un antimoderne conscient de l'irréversibilité des changements mais en revendiquant son infinie nostalgie d'un monde qui disparaît.
Jean Bruno Wladimir François-de-Paule Le Fèvre d'Ormesson est né dans le VIIe arrondissement parisien. Du côté de sa mère, Marie, une famille monarchiste et ultracatholique «où l'on croyait au passé et au souvenir». La famille de son père, André d'Ormesson, éminent diplomate, est en revanche ouverte «au progrès et à l'avenir». Libéralisme assumé et convictions républicaines. Jean d'Ormesson, s'il se revendique de droite et anticommuniste, n'a jamais été un réactionnaire obtus. Son aïeul Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, aristocrate favorable à la Révolution, vota la mort de Louis XVI et fut assassiné par un partisan de la monarchie. La fille, toute jeune, de ce martyr de la République fut élevée par Robespierre au titre de «Mademoiselle nation et le château placé sous la protection du peuple», raconte avec verve l'auteur dans Au revoir et merci, un livre de vrais-faux mémoires écrit alors qu'il avait tout juste 37 ans. Ce palais bourguignon de quelque 300 pièces incarne ses racines et a bercé son enfance. Mais il ne faut pas non plus prendre à la lettre ses récits. «Fidèle au Pascal du "moi haïssable", Jean d'Ormesson a toujours évité de se confesser ou de raconter l'histoire de sa famille», rappelle le préfacier du volume, Marc Fumaroli.
«Hussards». Longtemps, le jeune Jean n'avait su quoi faire de sa vie. Malgré les inquiétudes paternelles, il fit les choses au mieux, intégrant Normale Sup et passant l'agrégation. Ses premiers pas d'écrivain, avec des chroniques littéraires, il les fait dans la revue Arts, imprégnée de l'esprit de ses fondateurs - Roger Nimier, Jacques Laurent, Michel Déon -, ces «hussards», jeunes romanciers iconoclastes de droite à la plume cinglante. Lui reste trop bien élevé et trop gentil pour faire vraiment partie de la bande. Il rentre à l'Unesco au Conseil international de philosophie et continue d'écrire. L'éditeur René Julliard voit en lui un «Sagan au masculin» et publie son premier roman, l'Amour est un plaisir. Un total échec. Au revoir et merci (1966) ne se vendit guère mieux.
C'est avec un gros pavé improbable, refusé par Julliard et publié en 1971 par Gallimard, qu'arriva enfin, et à sa grande surprise, le succès. Morceau de choix de ce volume de la Pléiade, la Gloire de l'empire est un étrange roman. «Un livre d'histoire fiction comme il y a de la science-fiction», affirma le grand médiéviste Jacques Le Goff, enthousiasmé par ce mélange à la limite du pastiche de chroniques de batailles et de portraits narrant l'histoire millénaire d'un empire imaginaire, inspiré à la fois par Athènes, Rome, Byzance et celui de Gengis Khan. Un récit émaillé d'analyses et de querelles tout aussi imaginaires d'historiens. Cela tient à la fois du péplum et de Borges. En le relisant aujourd'hui, on ne peut qu'être séduit par ce mélange de virtuosité et d'érudition, plutôtplaisant et en même temps totalement vain. La fortune littéraire de Jean d'Ormesson n'en était pas moins dès lors lancée. Elle ne s'est plus démentie avec plus de 4 millions d'exemplaires vendus pour ses différents livres. Peu après avoir appris de la bouche d'Antoine Gallimard la nouvelle de son entrée dans la prestigieuse collection sur papier bible, il eut cette boutade : «Enfin un Pléiade qui va se vendre.»