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Libération

«J’ai décidé d’aller voir sur place, de venir en Turquie»

Le génocide des Arméniens, cent ans aprèsdossier
Sept Français d’origine arménienne ont fait le voyage sur les traces de leurs ancêtres. Découvrant, au fil des étapes, les signes de la présence de leur communauté.
par Mathieu Martinière
publié le 23 avril 2015 à 20h36

«C'est un chant révolutionnaire qui demande aux Arméniens de ne pas céder.» Délicatement, le joueur de flûte dépose son instrument. Au bord des larmes, Edgar Boyadjian reste transporté par la voix du vieil homme. Les notes orientales de son enfance stanbouliote, les hymnes à l'indépendance de ses années militantes, tous ces souvenirs refont surface. Humant l'odeur des orangers de Vakifli, le dernier village arménien de Turquie, où vivent encore 35 familles, il écoute l'histoire de Panos Çaparian. «J'ai 83 ans. Ma famille s'est battue ici en 1915. Ils s'en sont sortis grâce à l'arrivée d'un bateau français qui a les a conduits à Port Saïd, en Egypte. Puis, ils sont revenus en 1919, raconte le musicien, désignant la montagne du Musa Dagh, un lieu mythique de résistance arménienne, à quelques kilomètres seulement de la Syrie. Avant, on ne pouvait pas s'exprimer, mais maintenant je parle. Je suis en Arménie ici, même si je respecte la loi turque. Je parle l'Arménien, et je joue de la flûte pour commémorer le génocide. Et je m'en fous !»

Avec sept Français d’origine arménienne, fils et petits-fils de rescapés du génocide, Edgar Boyadjian, 63 ans, a osé le voyage du retour dans le sud-est de la Turquie, en plein cœur de l’Arménie historique. Pendant deux semaines, le groupe a traversé l’Anatolie orientale, de la Cilicie, l’ancien royaume de Petite-Arménie, aux immenses vallées du Kurdistan. Certains, comme la journaliste Jeanine Paloulian, partent pour la première fois, après des années de craintes et d’atermoiements. D’autres, comme Edgar Boyadjian, boucher à la retraite et cofondateur de Radio Arménie, en sont déjà à leur quarantième voyage, découvrant à chaque odyssée turque une nouvelle trace de mémoire.

Fresques. Cent ans après, les villes et villages d'Anatolie gardent encore cette atmosphère traditionnelle. Dans l'ancien quartier arménien de Marach (Kahramanmaras, selon son nom turc actuel), important lieu de massacres en 1920, s'alignent toujours les ateliers des cordonniers, tailleurs et fabricants de ouds, la guitare orientale. Les maisons arméniennes, vieilles de plus d'un siècle, sont là, mais la majorité des fresques et des khatchkars - la croix arménienne - ont été effacés, polis, remplacés par des croissants et symboles musulmans. Des panneaux «Maisons historiques ottomanes à restaurer» ont été apposés. Mais Michel Varabedjian, «l'archiviste» du groupe, reste attentif. «Il y a un linteau qui est sculpté. Et ce ne sont pas des calligraphies turques», examine sur la pierre cet ancien cordonnier lyonnais de 73 ans. Devant une échoppe, Ahmet, un policier kurde à la retraite, interpelle Edgar Boyadjian, le turcophone du groupe. Hilare, il tape sur la pierre : «Ces murs vous appartiennent ! Si vous revenez, je vous donne ma maison.»

La famille d'Edgar Boyadjian a quitté la Turquie le 11 janvier 1931. Fuyant l'Anatolie centrale, ils ont pris un bateau au port de Mersin, en Cicilie, jusqu'à Marseille. C'est en 1958 qu'Edgar foule la terre de ses parents pour la première fois, lors d'un voyage à Istanbul, où vit encore une partie de sa famille. «J'avais 8 ans. Il fallait venir en bateau à l'époque. Mais ma grand-mère n'a trouvé personne pour me raccompagner. Je suis resté sept mois, et j'ai appris le turc. Pour moi, c'était les vacances. Il y avait le simit, ce pain turc au sésame, les marchands de glace, le maïs grillé. Tout se passait dans la rue.» Depuis, il part presque chaque année en Turquie ou en Arménie, mais aussi au Liban, en Syrie ou en Iran, où furent déportés des milliers d'Arméniens. «Ma grande joie, c'est de voir des Arméniens venir pour la première fois en Turquie. Montrer notre présence pendant qu'on est encore là.»

Intimidations. Chaque année, ils sont de plus en plus nombreux, Français, Américains ou Russes de la diaspora, à se lancer dans une quête mémorielle en Turquie. Alors qu'il restait très dangereux de révéler son arménité il y a encore dix ans, les tours organisés en «Arménie historique» se multiplient. Deux événements ont révolutionné ce rapport des Turcs à leur histoire arménienne. En 2004, le best-seller (1) de l'avocate turque Fethiye Çetin, partie à la découverte des origines arméniennes de sa grand-mère, a ému le pays. Mais c'est l'assassinat du journaliste turc d'origine arménienne Hrant Dink, rédacteur en chef du journal Agos, en 2007, qui a tout bouleversé. «Venir en Turquie me donnait un sentiment de collaboration, confie Jeanine Paloulian. Ce qui m'a fait évoluer, c'est l'assassinat de Hrant. Il a incarné une autre réalité qui se constitue avec le peuple turc, celle du dialogue.»

A 66 ans, Jeanine Paloulian est bien connue dans la communauté arménienne de France. Ancienne journaliste au Progrès, à la Croix et à Radio France, ex-présidente du club de la presse de Lyon, elle s'est spécialisée sur les questions religieuses et arméniennes, sans jamais oser mettre un pied en Turquie. «J'étais partagée entre l'impulsion et la répulsion, explique-t-elle. Mais, il y a un an, j'ai découvert une vieille carte postale en noir et blanc de la ville d'Alexandrette [Iskenderum aujourd'hui, ndlr], en Turquie. Elle représentait deux ou trois boutiques côte à côte. Devant, il y avait un vieux monsieur, habillé avec un costume à l'européenne. Et au-dessus, une pancarte écrite en français : "Paloulian & Fils". Il pouvait être mon arrière-grand-père. J'ai décidé d'aller voir sur place.»

Seta Grigorian, 60 ans, est la guide du groupe. Avec son mari, Aram, elle emmène les touristes de la diaspora d'Istanbul du mythique lac de Van jusqu'aux églises arméniennes de Jérusalem. Elle assure n'avoir «jamais eu de menaces», juste quelques regards noirs, parfois des intimidations. Comme à Marach, où le minibus, surpris par la police turque devant de vieilles maisons arméniennes, file droit vers la prochaine étape. Cent ans après, mieux vaut rester invisible pour un Arménien en Turquie. Le pays, qui s'est construit sur les décombres du génocide de 1915, écrit son histoire en effaçant les traces de la présence arménienne. En Cilicie, la majorité des églises ont été transformées en mosquées, en centres culturels ou en musées ottomans. Mais des indices subsistent. Jeanine Paloulian en est persuadée. A Gaziantep, elle entre sur un chantier, dépasse les ouvriers kurdes et rentre dans Kurtulus Camii, la «mosquée de la Délivrance» aux deux minarets. D'un coup, elle s'exclame, l'index pointé vers une fresque au-dessus des échafaudages et d'un immense drapeau turc : «Là ! Il y a un signe ! Un symbole typiquement chrétien, la colombe de l'espoir. Regardez, on voit bien l'oiseau avec les ailes, et autour ce rayonnement. Ça, ils vont sûrement l'enlever…»

A l’image de Diyarbakir, dernière étape du voyage, le voile se lève lentement sur les Arméniens de Turquie. La «capitale» du Kurdistan turc est la première ville anatolienne où s’affichent les lettres de l’alphabet arménien. Dans la vieille ville, une rue Margosyan, du nom d’un célèbre écrivain, a même été inaugurée en 2010 par la municipalité kurde. L’année suivante, l’église arménienne Surp Giragos, présentée comme «la plus grande du Moyen-Orient», a été restaurée et ouverte au public. Les premiers baptêmes depuis un siècle ont eu lieu en 2013, et 25 musulmans d’origine arménienne se sont même convertis au christianisme.

Les restes de l'épée. Pourtant, la majorité des Turcs d'origine arménienne de la ville, surnommés «les restes de l'épée», restent dans l'ombre. «Il y a deux types de femmes voilées à l'église, explique Kader Akkaya, journaliste d'origine arménienne, native de Diyarbakir. Celles qui viennent pour la foi et celles qui viennent surveiller les premières.»

De Diyarbakir, Hélène Fakrikian, elle, ne retient qu'une seule image. Celle de sa mère, fuyant le génocide, «courant pieds nus dans la neige». A 78 ans, la doyenne du groupe vient pour la première fois en Turquie. Sur le pont en pierre des Dix-Yeux, elle observe au loin les «ruines noires» de Diyarbakir, ces murailles qui surplombent la ville. En contrebas, les méandres du Tigre s'étendent jusqu'en Syrie et en Irak. «Ma mère est née ici. Elle a dû passer par ce pont», réfléchit-elle. Brusquement, un touriste d'origine arménienne lui accroche à la boutonnière un myosotis, la fleur bleue symbole du centenaire du génocide surnommée «Ne m'oubliez pas». Elle sourit. «Je me sens comme chez moi.»

(1) «Le Livre de ma grand-mère», de Fethiye Cetin, éditions de l’Aube.

Ce reportage en Arménie historique a été soutenu par le collectif de journalistes indépendants We Report. Le projet a été financé par les internautes, sur le site de crowdfunding KissKissBankBank.