Renforcer partiellement les opérations en mer - mais sans patrouiller dans les zones où meurent les migrants, près des côtes libyennes - et initier la lutte contre les passeurs : les chefs d'Etat européens, réunis jeudi à Bruxelles en sommet extraordinaire, ont apporté une timide réponse après les naufrages meurtriers en Méditerranée, délivrant un plan «d'une insuffisance lamentable», selon Amnesty international. «Le manque d'engagement est épouvantable», a renchéri Guy Verhofstadt, président des libéraux au Parlement européen, appelant à «une approche radicalement nouvelle de l'asile et de la migration».
Le plan prévoit de tripler le budget des opérations de surveillance des frontières, Triton (en Italie) et Poséidon (en Grèce), sous l'égide de Frontex, et de fournir davantage de moyens matériels - même le Royaume-Uni est prêt à affréter trois bateaux. En octobre, ces opérations avaient pris le relais de «Mare Nostrum», la mission de sauvetage de la marine italienne. Mais alors que Mare Nostrum bénéficiait d'un budget mensuel de 9,5 millions d'euros, Triton devait se satisfaire de 2,9 millions. La priorité n'était plus au sauvetage, et le premier trimestre 2015 en a comptabilisé les conséquences, avec trente fois plus de morts qu'à la même époque l'année dernière. Avec un budget triplé, on s'approcherait de celui de Mare Nostrum. Mais Triton a un gros désavantage : l'opération ne sert pas prioritairement à sauver des vies, mais à surveiller les frontières. Et surtout, son périmètre de recherche en mer n'est pas élargi. Lundi, l'idée de dépasser la limite des eaux territoriales des pays européens avait été évoquée par les ministres européens. Mais les chefs d'Etat repoussent pour le moment cette option.
Reculade. Le renforcement de Triton se fera donc dans les limites des eaux territoriales européennes et particulièrement italiennes (30 milles marins, soit environ 55 kilomètres), très loin des zones où plus de 1 700 personnes sont mortes depuis le début de l'année. Alors que les bateaux de Mare Nostrum s'aventuraient jusqu'aux limites des eaux libyennes. Face à cette reculade, Jean-François Dubost, d'Amnesty international, parle de «honte pour l'Europe» : «Tripler le budget de Triton ne règle en rien le problème. Ce qui est nécessaire, c'est un changement d'objectif et du périmètre opérationnel.»
L’autre annonce concerne la lutte contre les passeurs. Une idée est portée par l’Espagne et l’Italie : organiser une mission militaire pour détruire des embarcations avant leur départ. Le projet s’inspire de la mission européenne Atalanta mise en place à partir de 2008 pour lutter contre la piraterie au large des côtes somaliennes. Sauf que les situations ne sont pas les mêmes : en Méditerranée, il ne s’agit pas forcément de traite d’êtres humains ou de kidnappings. La mission est plus que délicate, elle nécessite un mandat de l’ONU. C’est Federica Mogherini, la Haute Représentante pour la politique extérieure de l’Union européenne, qui est chargée de faire des propositions en ce sens. Cette intervention n’est cependant pas prévue pour tout de suite.
D'autres mesures plus ou moins neuves oscillent entre tentatives de solidarité et affichage de fermeté. D'un côté, l'idée d'un programme de «relocalisation» de demandeurs d'asile, donc de partage de la «charge» entre Etats européens, est évoquée. Mais cette demande de l'Italie, de Malte ou de la Grèce n'est qu'une option à l'étude. De l'autre, on propose plus concrètement un programme de «retour rapide» de migrants interceptés aux frontières. Enfin, on envisage de faire contribuer les «pays tiers» à la lutte contre l'immigration irrégulière.
Visas. Ce plan inspire un regret à Jean-François Dubost : «Il manque des routes d'accès légales pour les réfugiés.» Or, c'est leur absence qui pousse les migrants sur les flots mortels de la Méditerranée. Pourtant, l'idée d'ouvrir des canaux légaux de migration, au moins pour les réfugiés, fait son chemin. Mercredi, les présidents des trois groupes majoritaires du Parlement européen (alliance des libéraux et démocrates, socialistes, et Parti populaire européen, où siège l'UMP), appelaient à augmenter le nombre de visas humanitaires et même à envisager de mettre en œuvre la directive européenne «protection temporaire». Un texte adopté en 2001 mais jamais appliqué, qui permet d'accorder un statut temporaire collectif en cas d'afflux massif.
Mais les chefs d'Etat ignorent ces pistes, préférant rester à leurs ambiguïtés, comme l'explique Philippe De Bruycker, professeur à l'université libre de Bruxelles : «Pour éviter des morts, il faut être prêt à sauver en mer et à accueillir davantage. On voudrait trouver une réponse à ces drames sans accueillir. La position est intenable.»