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Libération
Interview

Génocide arménien : «Ankara s’est engagé sur un chemin qui va au moins vers des excuses»

Le génocide des Arméniens, cent ans aprèsdossier
Le philosophe Michel Marian présente les enjeux moraux, politiques et diplomatiques du centenaire des massacres à grande échelle de l'empire ottoman.
Manifestation en mémoire du génocide de 1915 à Erevan, en Arménie, le 23 avril 2014. (Photo stringer. Reuters)
publié le 23 avril 2015 à 12h29

Philosophe engagé depuis des années dans la bataille pour la mémoire du génocide et dans le dialogue avec les intellectuels turcs, Michel Marian vient de publier

le Génocide arménien, de la mémoire outragée à la mémoire partagée

(Albin Michel)

Ce centenaire est-il différent des autres anniversaires ?

Les anniversaires de la destruction sont devenus les moments forts du combat politique d'un peuple qui a été arraché à sa terre. Lors du cinquantenaire, en 1965, en Arménie, les gens sont sortis dans la rue pour réclamer justice et ailleurs, déjà, dans la diaspora, il y avait une ébullition. C'était un tournant. En Uruguay, pour la première fois, un Parlement national votait cette année-là une motion pour marquer cette date comme celle du souvenir des victimes. Après les massacres de la Première Guerre mondiale et de l'immédiat après-guerre, les Arméniens, «ce peuple qui rayonne par son malheur», n'avaient, pour fonder leur revendication, plus rien excepté ces commémorations à date fixe. Une sorte de «routine commémorative» s'est alors installée, surtout dans les pays tiraillés entre des forces contradictoires comme les Etats-Unis. La revendication arménienne enflait à l'approche du printemps, à laquelle répondait une contre-offensive de la diplomatie turque. Puis le silence retombait jusqu'à la prochaine commémoration.

Aujourd’hui cela a changé. Grâce aux travaux des historiens, la vérité du génocide arménien est établie. Tous les sondages montrent qu’une grande majorité des personnes interrogées en Europe comme aux Etats-Unis qualifient les événements de 1915 de «génocide». Même les gouvernements qui font profil bas agissent ainsi non pas parce qu’ils doutent du génocide mais uniquement pour ménager la Turquie.

Cette année, cela pourrait aller plus loin ?

La carte des reconnaissances s'étend peu à peu, comme par capillarité. Un élément marquant a été la déclaration du pape François, le 12 avril à l'ouverture d'une messe à la mémoire des victimes arméniennes de 1915 où il affirme que les Arméniens «furent les victimes du premier génocide du XXsiècle». En outre, le contexte des persécutions par l'Etat islamique sur les chrétiens d'Orient donne à ce centenaire une terrible actualité. Les acteurs, les régimes ne sont pas du tout les mêmes mais la violence utilisée par l'Etat islamique et ses discours réactivent l'histoire du siècle dernier.

Que changerait une reconnaissance du génocide par la Turquie ?

La revendication principale collective des Arméniens en 1965 est devenue la reconnaissance internationale du génocide, y compris par la Turquie. La simple reconnaissance du génocide s’est avérée tellement difficile et longue que les autres demandes ont été marginalisées. Cent ans après, la revendication territoriale est irréaliste, mais le thème des réparations revient, les uns espérant des procès, les autres des compensations qui viendraient après ou – c’est nouveau – avant la reconnaissance.

L'année dernière, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a, pour la première fois depuis 1915, présenté ses «condoléances» aux descendants des Arméniens, massacrés il y a près d'un siècle par les troupes ottomanes. La Turquie s'est engagée sur un chemin qui va au moins vers des excuses. Mais c'est juste un tout premier pas. Depuis ces condoléances, présentées l'année dernière, aucun autre signe n'a été donné par le pouvoir, d'autant que le pays va aux urnes le 7 juin. Après la résolution votée par le Parlement européen, l'AKP a réussi à attirer les deux autres grands partis turcs, à l'exception notable du parti kurde HDP, pour un texte commun et sur sa rhétorique de dénonciation du mépris envers les souffrances musulmanes.

La société turque bouge-t-elle ?

C’est incontestable. Quand l’AKP est arrivé au pouvoir il y a bientôt treize ans, il a utilisé tous les arguments possibles contre l’armée, y compris le génocide arménien. Les ouvertures des années 2004-2005 ne se sont pas totalement refermées. Des chercheurs, des artistes et des intellectuels ont continué de travailler, lentement mais de façon irréversible. Le mot génocide est de plus en plus couramment prononcé dans la société turque, on l’entend même à la télévision.

Il y a dix ans, le combat pour une reconnaissance du génocide arménien s’intégrait dans un combat plus général pour la démocratie, puis il me semble que les démocrates turcs ont pris conscience, au fur et à mesure, de la spécificité de cette question. Personne parmi les Arméniens ne renoncera au mot «génocide». Et cette reconnaissance devra être faite du fond du cœur et non pas du bout des lèvres.

Le pouvoir arménien, qui n’est pas un modèle de démocratie, n’instrumentalise-t-il pas la mémoire du génocide ?

C’est tout le problème des causes morales : elles sont forcément instrumentalisées politiquement. En Arménie aussi le facteur politique intérieur joue : le parti au pouvoir a besoin pour faire passer une réforme constitutionnelle des voix du parti Dachnak, pour qui l’opposition à la Turquie est identitaire. En outre, ce pays un peu isolé diplomatiquement va recevoir le 24 avril un nombre inespéré de chefs d’Etat ou de gouvernement ou de représentants ministériel.

Faut-il lier l’adhésion de la Turquie à l’UE à une reconnaissance du génocide ?

Les tensions entre christianisme et islam sont si vives actuellement qu’il faudrait vraiment un geste très fort pour que les méfiances tombent des deux côtés. C’est ainsi une chance pour la Turquie d’avoir la possibilité de reconnaître le génocide, initiative dont la portée symbolique serait incontestable. Mais il faudrait aussi pour cela du côté européen une véritable vision et que la politique vis-à-vis d’Ankara ne se résume pas à l’équation : il faut intégrer la Turquie parce qu’elle est influente dans la région et appartient à l’Otan.