«J'ai bien bossé cette année, j'en ai fait partir 7 000 ou 8 000.» Intercepté au téléphone par la police italienne, l'Erythréen Medhanie Yehdego Mered se vantait, depuis Tripoli, de ses exploits auprès de ses interlocuteurs : «Je suis plus fort que Kadhafi», rigolait celui qui se fait appeler «le général», en expliquant avec cynisme : «Ils disent que j'en fais toujours monter beaucoup trop sur les bateaux, mais ce sont eux qui veulent partir tout de suite. Moi, je ne fais que les satisfaire.»
Lundi, vingt-quatre personnes ont été appréhendées en Italie, soupçonnées de faire partie d'un réseau de passeurs qui faisait transiter des migrants depuis l'Afrique jusqu'en Europe du Nord, via la Méditerranée et la Sicile. Medhanie Yehdego Mered est vraisemblablement à la tête de l'organisation avec deux Ethiopiens : Asghedom Ghermay, arrêté jeudi dernier à l'aéroport de Rome Fiumicino alors qu'il embarquait pour l'Allemagne et Ermias Ghermay, lui aussi résident à Tripoli. Au lendemain du naufrage d'une embarcation à proximité de Lampedusa qui, en octobre 2013, avait fait 366 morts, ce dernier s'était contenté d'un simple «inch Allah».
C’est depuis cette tragédie que la magistrature italienne s’intéresse aux trois hommes. Ils seraient les organisateurs de cette traversée mortelle d’octobre 2013, mais aussi d’au moins quinze voyages depuis mai 2014. Selon le parquet de Palerme, ils exigeaient entre 1 400 et 1 850 euros par personne pour monter sur les bateaux.
«Agence de voyages». Mais Medhanie Yehdego Mered et ses acolytes ne se contentaient pas d'entasser les candidats à l'immigration sur des navires de fortune. Ils assuraient une sorte de service après-vente, tout aussi rémunérateur, aux rescapés. Une fois ceux-ci arrivés dans les centres d'accueil italiens, le réseau de passeurs se chargeait d'organiser la fuite jusqu'aux destinations finales : l'Allemagne, la France, la Suisse, l'Angleterre ou la Norvège. Disposant de relais tout le long du trajet, ils offraient, en fonction des disponibilités financières des migrants, des voyages en voiture, train ou autocar. Selon les procureurs, les passeurs qui entretenaient des contacts depuis les pays d'origine des migrants auraient ainsi mis sur pied une «agence de voyages». Pour le paiement, ils avaient recours à Moneygram ou Western Union. Et ils tenaient une comptabilité rigoureuse avec un numéro attribué à chaque «client». Au cours d'une conversation captée par les enquêteurs, Asghedom Ghermay, âgé de 40 ans, explique qu'il récupère les migrants en Sicile et qu'il «organise les voyages pour Rome en faisant payer 150 euros par personne», gardant pour lui 50 euros par tête. Arrivé comme réfugié en Italie il y a deux ans, Asghedom Ghermay a troqué l'habit d'exploité pour celui d'exploitant. Après avoir déposé une demande d'asile politique, il bénéficiait d'un permis de séjour valable jusqu'en 2019 et pouvait ainsi se déplacer à sa guise. En juillet 2014, il disposait de 117 personnes entassées dans une maison et s'inquiétait d'une embarcation disparue des radars : «Il y avait 260 personnes à bord, ils sont partis il y a onze jours.»
«Racket». Dans ce contexte, le président du Conseil italien, Matteo Renzi, pour qui «les passagers à bord des bateaux ne sont pas tous des familles innocentes», a déclaré la «guerre aux passeurs». Il souhaite que l'Europe combatte «ces esclavagistes modernes» par des «interventions militaires ciblées pour détruire un racket criminel». «L'objectif est de couler les embarcations et empêcher qu'elles ne partent», a insisté le ministre de l'Intérieur italien, Angelino Alfano, qui prend pour exemple l'opération contre les pirates en Somalie, où la situation est pourtant différente.
«La solution de frapper les trafiquants est encore floue et elle sera de toute manière très difficile à mettre en application», rétorque Flavio Di Giacomo, porte-parole en Italie de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui ajoute : «Cela ne résoudra pas le problème de la situation infernale que subissent les migrants en Libye, où ils sont battus, emprisonnés, rançonnés.»
Pour le député et responsable de la communauté Sant'Egidio Mario Marazziti, la priorité serait plutôt de rétablir l'opération «Mare Nostrum», abandonnée fin 2014, qui permettait à la marine italienne de récupérer les embarcations pratiquement jusqu'aux côtes libyennes : «Grâce aux moyens navals qui interceptaient les embarcations mères [les gros navires qui effectuent le plus gros du trajet avant de distribuer les migrants sur de petits canots en pleine mer, ndlr], plus de 1 000 trafiquants ont été arrêtés. Et 150 000 personnes ont été sauvées.»