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Libération
Reportage

«Tous les Sud-Africains ne sont pas racistes contre les Africains»

Une manifestation contre les violences faites aux immigrés ces dernières semaines s'est tenue dans la capitale sud-africaine jeudi après-midi. Une première.
Plusieurs milliers de personnes, Sud-Africains et immigrés mêlés, ont défilé le 23 avril à Johannesburg, à la suite des émeutes xénophobes qui ont coûté la vie à sept personnes et qui en ont forcé des milliers à se déplacer. (Gianluigi Guercia.AFP)
publié le 24 avril 2015 à 12h11

Un groupe de gamins, dans leur uniforme bleu marine bien repassé, regardent la foule défiler dans les rues de Johannesburg. Ils sortent de l'école, et pris dans l'euphorie générale, chantent avec les manifestants, sourire aux lèvres : «Stop, stop xenophobia !» «La xénophobie, c'est quand un être humain n'aime pas un autre être humain», explique un élève, du haut de ses huit ans. Tous sont Sud-Africains. Sauf leur copain Leonard. «Moi je suis Zimbabwéen !» lance-t-il fièrement. Ses camarades le regardent avec surprise. Peut-être qu'il ne leur avait jamais dit, ou alors, ils ne lui avaient jamais demandé.

Mais aujourd'hui, le long du parcours de la manifestation contre la xénophobie, les «étrangers» n'avaient plus peur. Les milliers de participants non plus (environ 8 000 selon les organisateurs), alors qu'ils arpentaient les quartiers les plus dangereux du centre-ville de Johannesburg. Hillbrow, Park Station, Bree Street : ces rues ne sont pas le genre d'endroits où l'on marche tranquillement d'habitude. Mais c'est dans ces quartiers que vivent la grande majorité des immigrés de la «cité de l'or». «Bien sûr que l'on ne marche pas à Sandton [le quartier riche de Johannesburg, ndlr] ! sourit Zongezile, jeune militant né dans un township des alentours. Là-bas, il n'y a que les "fat cats" de l'ANC [African National Congress, le parti au pouvoir]. Ils sont tellement gras qu'ils ne pourraient pas se déplacer !» Les «fat cats» (littéralement, les «gros chats») désignent les politiciens qui se sont engraissés sur le dos du pays.

Les épiceries pillées et saccagées

L'ANC est accusé d'utiliser des discours xénophobes pour pallier ses erreurs de gouvernance et sa corruption. Des pancartes demandent d'ailleurs que le roi zoulou, Goodwill Zwelithini kaBhekuzulu, et Edward Zuma, le fils du président, Jacob Zuma, soient condamnés pour leurs «incitations à la haine», et pour avoir déclenché la dernière vague de violences xénophobes, qui ont coûté la vie à sept personnes et qui en ont forcé des milliers à se déplacer. Ils avaient demandé aux étrangers «de plier bagage et de partir». Les violences se sont d'abord propagées dans la province zouloue du Kwazulu-Natal, puis à Johannesburg, où les épiceries tenues par des Somaliens ou des Bangladais ont été pillées et saccagées.

Mais jeudi après-midi, l'Afrique du Sud n'avait plus peur. Dans ce pays encore très ségrégationniste, rare sont les occasions où l'on ne défile pas pour ses propres intérêts ou pour ceux de sa communauté. Sur les trottoirs, un groupe de femmes zambiennes coiffaient les cheveux de leurs clientes, devant la foule. Un homme, sac de sport sur le dos, descendait de son immeuble délabré pour aller à «la gym». Lui aussi était heureux. Il est originaire du Malawi. Un Ethiopien dansait le toyi-toyi, cette danse de protestation héritée des âges les plus sombres de l'apartheid, avec des dizaines de Sud-Africains déchaînés. Un groupe de Nigérians donnaient des «hugs» (accolades) aux manifestants. Une scène surréaliste, dans un paysage où les «étrangers» et les Sud-Africains se regardent d'habitude avec un dédain réciproque.

«La peur d’être arrêté»

Bawo est arrivé de Lagos il y a cinq ans. En regardant les pancartes défiler, il est confiant : «La xénophobie, c'est fini», lâche-t-il. La semaine dernière, il a dû aller chercher un ami dans le centre de rétention de Lindela. Une prison pour les illégaux. Cela faisait plus de huit mois que son compatriote croupissait dans sa cellule, sans argent pour payer son billet d'avion pour se rapatrier lui-même au Nigeria. Quelques milliers de rands (la monnaie du pays) de bakchich plus tard, Bawo le faisait sortir. «On est frappé par la police parce qu'on est étranger, poursuit-il. Ils nous empêchent de régulariser notre situation, on vit dans la peur d'être arrêté en permanence. Mais je suis content de voir que tous les Sud-Africains ne sont pas racistes contre les Africains.»

Après quarante-sept ans de régime d'apartheid et d'isolement, le pays le plus riche d'Afrique s'est ouvert au monde au début des années 90. Cette marche ne suffira pas à changer les mentalités de la grande majorité des Sud-Africains à l'encontre des étrangers africains. Mais les campagnes de prévention engagées contre les syndicats, les partis de l'opposition, et les organisations de la société commencent à gagner les consciences. «Dans le monde d'aujourd'hui, plus aucun pays ne peut vivre comme s'il était sur une île», analyse Francis, réfugié politique originaire du Cameroun. Habillé d'un tissu traditionnel de son pays et d'un collier sud-africain, il brandit sa pancarte avec assurance : «La xénophobie n'est pas différente de l'apartheid.»