Un groupe de gamins, dans leur uniforme bleu marine bien repassé, regarde la foule défiler dans les rues de Johannesburg. Ils sortent de l'école, et, pris dans l'euphorie générale, chantent avec les manifestants, sourire aux lèvres : «Stop, stop xenophobia !» «La xénophobie, c'est quand un être humain n'aime pas un autre être humain», explique un élève, du haut de ses 8 ans. Tous sont sud-africains. Sauf leur copain Leonard. «Moi, je suis zimbabwéen !» lance-t-il fièrement. Ses camarades le regardent avec surprise. Peut-être qu'il ne leur avait jamais dit, ou alors ils ne lui avaient jamais demandé. Mais jeudi, le long du parcours de la manifestation contre la xénophobie, les «étrangers» n'avaient plus peur.
Les milliers de participants non plus (environ 8 000, selon les organisateurs), alors qu'ils arpentaient les quartiers les plus dangereux du centre-ville de Johannesburg - Hillbrow, Park Station, Bree Street, pas le genre de rues où l'on marche tranquillement d'habitude. Mais c'est dans ces quartiers que vivent la grande majorité des immigrés de la «cité de l'or». «Bien sûr que l'on ne marche pas à Sandton ! [le quartier riche de Johannesburg, ndlr], sourit Zongezile, jeune militant né dans un township des alentours. Là-bas, il n'y a que les fat cats de l'ANC [African National Congress, le parti au pouvoir]. Ils sont tellement gras qu'ils ne pourraient pas se déplacer !»
Toyi-toyi. Les fat cats (les «gros chats») désignent les politiciens qui se sont engraissés sur le dos du pays. L'ANC est accusé d'utiliser des discours xénophobes pour pallier ses erreurs de gouvernance et faire oublier sa corruption. Des pancartes demandent d'ailleurs que le roi zoulou et Edward Zuma, le fils du président Jacob Zuma, soient condamnés pour leurs «incitations à la haine» et pour avoir déclenché la dernière vague de violences xénophobes, qui a fait sept morts et des milliers de déplacés ces dernières semaines. Ils avaient demandé aux étrangers «de plier bagage et de partir». Les violences se sont d'abord propagées dans la province zouloue du Kwazulu-Natal, puis à Johannesburg, où les épiceries tenues par des Somaliens ou des Bangladais ont été pillées et saccagées. Mais jeudi après-midi, l'Afrique du Sud n'avait plus peur. Dans ce pays encore très ségrégationniste, rares sont les occasions où l'on ne défile pas pour ses propres intérêts ou pour ceux de sa communauté. Sur les trottoirs, des femmes zambiennes coiffaient les cheveux de leurs clientes devant la foule. Un homme, sac de sport sur le dos, descendait de son immeuble délabré pour aller à «la gym». Lui aussi était heureux. Il est originaire du Malawi. Un Ethiopien dansait le toyi-toyi, cette danse de protestation héritée des âges les plus sombres de l'apartheid, avec des dizaines de Sud-Africains déchaînés. Un groupe de Nigérians faisait des hugs («accolades») aux manifestants. Une scène surréaliste, dans un paysage où les «étrangers» et les Sud-Africains se regardent d'habitude avec un dédain réciproque. Bawo est arrivé de Lagos il y a cinq ans. En observant les pancartes défiler, il est confiant : «La xénophobie, c'est fini.»La semaine dernière, il a dû aller chercher un ami dans le centre de rétention de Lindela. Une prison pour les clandestins. Cela faisait plus de huit mois que son compatriote croupissait dans sa cellule, sans argent pour payer son billet d'avion afin de se rapatrier lui-même au Nigeria. Quelques milliers de rands de bakchich plus tard, Bawo le faisait sortir. «On est frappés par la police parce qu'on est étrangers, poursuit-il. Ils nous empêchent de régulariser notre situation, on vit dans la peur d'être arrêtés en permanence. Mais je suis content de voir que tous les Sud-Africains ne sont pas racistes contre les Africains.» Après quarante-sept ans de régime d'apartheid et d'isolement, le pays le plus riche du continent s'est ouvert au monde au début des années 90.
Consciences. Cette marche ne suffira pas à changer les mentalités de la grande majorité des Sud-Africains à l'encontre des étrangers africains. Mais les campagnes de prévention engagées contre la xénophobie par les syndicats, les partis de l'opposition et les organisations de la société commencent à gagner les consciences. «Dans le monde d'aujourd'hui, plus aucun pays ne peut vivre comme s'il était sur une île», analyse Francis, réfugié politique originaire du Cameroun. Habillé d'un tissu traditionnel de son pays et d'un collier sud-africain, il brandit sa pancarte avec assurance : «La xénophobie n'est pas différente de l'apartheid.»