Des véhicules blindés, des soldats arme au poing et gilet pare-balles sur le dos en plein centre-ville de Johannesburg. Il fallait sortir l'artillerie lourde, lundi, pour montrer aux Sud-Africains que le gouvernement agit contre «les illégaux». L'armée sud-africaine a été déployée dans deux quartiers pauvres de la capitale économique afin d'«arrêter les étrangers en situation irrégulière». En ce jour férié, pendant que les Sud-Africains fêtaient leur liberté (Freedom Day) et vingt-et-un ans de démocratie, 50 étrangers africains ont été arrêtés. La scène a été soigneusement filmée par les médias nationaux. La semaine précédente, l'armée avait pourtant été déployée dans les foyers de travailleurs zoulous, accusés d'être à l'origine de la nouvelle vague de violences xénophobes qui secouent le pays depuis plusieurs semaines. A chacun son tour.
Le gouvernement doit mettre fin aux violences ou, plutôt, faire comme s'il gérait la situation. Car le géant de l'Afrique est incapable de faire face à son immigration depuis la fin de l'apartheid. «Si les étrangers se retrouvent en situation irrégulière, c'est à cause d'erreurs administratives, de l'incompétence et de la corruption des autorités», dénonce Roni Amit, chercheuse au African Centre for Migration and Society, à l'Université de Wits (Johannesburg).
Les 50 personnes arrêtées lundi sont venues remplir les cellules déjà bondées du centre de rétention et de déportation de Krugersdrop. Dans cette ville de la banlieue éloignée de Johannesburg se dressent les terrils des mines d'or et un haut mur de briques couleur ocre : la prison de Lindela. Rien ne semble avoir changé depuis vingt ans, sauf la hauteur des grilles et des fils électriques autour des maisons. Pour arriver jusqu'au centre de rétention, il faut longer des boulevards et des parterres de fleurs parfaitement tondus, traverser un bidonville et passer sous une grande publicité pour un talk-show de la radio nationale : «I didn't struggle to be poor» - «Je ne me suis pas battu pour être pauvre», en référence à la lutte contre l'apartheid.
«En théorie». Au bout d'une route terreuse, derrière un terrain vague, on aperçoit enfin Lindela. Seule la Commission sud-africaine pour les droits de l'homme a accès aux locaux du centre de rétention, prévu pour 4 000 étrangers en situation irrégulière, entassés à plus de 30 par cellule, avec à disposition un savon et une couverture «pleine de puces», selon les anciens détenus.
Obi est venu jusqu'à Lindela la semaine dernière pour tenter de faire sortir un compatriote nigérian. Ce n'est pas la première fois qu'il fait le voyage. «Je connais le chemin par cœur», sourit-il. L'un de ses amis est enfermé depuis plus de quatre mois entre ces murs, car il n'a pas assez d'argent pour payer lui-même son billet d'avion jusqu'à Lagos, la plus grande ville nigériane. Il n'en a aucune envie d'ailleurs, sa vie est ici désormais. Le gouvernement sud-africain a l'obligation de payer la déportation des immigrés illégaux dans les trois mois suivant leur arrestation mais, en pratique, seuls les ressortissants des pays voisins (Mozambique, Zimbabwe ou Malawi) sont renvoyés dans leur pays. En car, parce que le voyage coûte moins cher. Et les consulats des autres pays ne viennent pas récupérer leurs ressortissants. Ils croupissent alors en cellule, dans des conditions dénoncées par de nombreuses organisations des droits de l'homme, jusqu'à ce que leurs amis ou leur famille réunissent assez d'argent pour graisser la patte des gardiens.
«Les gardiens, c'est le pire, raconte Jimmy, un artisan zimbabwéen qui vit en Afrique du Sud depuis plus de dix ans. Ils nous frappent, ils nous insultent juste parce qu'on est étrangers.» En octobre, les détenus ont mené une grève de la faim. Elle a été réprimée dans le sang. La sécurité de Lindela a été confiée à une compagnie privée, Bosasa Group, qui n'a reçu aucune formation sur les lois d'immigration du pays. Jimmy avait un statut de réfugié lorsqu'il a été envoyé à Lindela. Il était en situation régulière. Il a été arrêté par la police alors qu'il l'avait lui-même appelée pour signaler un cambriolage. «Mais, au lieu de courir après les voleurs, ils ont vu que je n'étais pas d'ici, alors ils m'ont enfermé. Si on n'est pas sud-africain, pour eux, on est forcément des criminels.»
Libérales. Après avoir passé une semaine à Lindela, Jimmy a été déporté au Zimbabwe. Trois jours plus tard, il revenait à Johannesburg. «Si tu connais les bonnes personnes à la frontière et si tu les paies, ils te laissent passer», raconte-t-il. «C'est une machine à créer de l'immigration illégale», selon maître Wayne Ncube, avocat pour Lawyers for Human Rights. Selon un rapport publié en 2010, un tiers des migrants enfermés à Lindela étaient en réalité en situation régulière. Mais n'ont aucun accès - surtout pour les plus pauvres - à un avocat ou à un procès équitable. «LHR et Médecins sans frontières ont dénoncé la violation des droits de l'homme à Lindela et dans le système migratoire en général, mais rien n'a jamais changé», regrette l'avocat.
La Constitution sud-africaine, écrite dans l'engouement de la liberté retrouvée au début des années 90, est l'une des plus libérales et démocratiques au monde. Elle promet la protection de tous ceux vivant sur son sol. Elle assure le droit à l'éducation, à la liberté de mouvement, religieuse et sexuelle. Un texte unique sur le continent africain. Mais Shuckle Dies, le président de l'Association des Somaliens d'Afrique du Sud, est catégorique : «La Constitution sud-africaine est généreuse en théorie. Mais elle n'est pas appliquée.»
Alors que le géant de l'Afrique s'ouvrait au monde, son pays, à plusieurs milliers de kilomètres de là, sombrait dans la guerre. Dès le début des années 90, «les Somaliens sont arrivés en masse», selon Shuckle Dies. Ils seraient environ 65 000 à avoir fait le voyage vers le sud du continent, par la terre mais aussi en bateau, longeant les côtes de la Tanzanie et du Mozambique. Ils ont choisi l'Afrique du Sud, comme d'autres ont choisi les Etats-Unis ou l'Europe. «Parce que c'est un pays démocratique, poursuit Shuckle. Mais ils ne viennent plus. Beaucoup sont traumatisés depuis les premières violences de 2008.»
Casse-tête. Les immigrés somaliens sont souvent les premières victimes de la xénophobie. Pauvres des pauvres, ils tiennent des petites échoppes isolées dans les bidonvilles ou les townships. Les Somaliens, comme les autres ressortissants de pays en guerre sur le continent, ont le droit - théorique - au statut de réfugiés. Mais les procédures sont devenues un casse-tête administratif. «Le ministère de l'Intérieur a fermé presque tous les bureaux pour les demandes d'asile, poursuit le président de l'association dans son petit bureau de Pretoria. Il n'en reste plus que deux dans tout le pays. Si j'habite au Cap ou à Port Elizabeth, sur la côte, je dois faire plus de 1 000 kilomètres pour renouveler mon statut de demandeur d'asile tous les six mois. Et, pour l'obtenir, il faut corrompre les officiers. C'est là même que commence la xénophobie. C'est une xénophobie d'Etat.» Lundi, un commerçant somalien a été tué par balles dans le township de Philippi, au Cap. Le nom de Farah Mohamed Ali est venu s'ajouter à la longue liste des étrangers assassinés pour des raisons xénophobes. Selon Jean-Pierre Misago, directeur de l'African Centre for Migration and Society, ils seraient plus de 350 immigrés à avoir été tués depuis 2008.
REPERES
«Nous avons bien noté les plaintes des Sud-Africains sur l’augmentation du nombre d’étrangers [mais] nous réaffirmons que cela ne justifie en aucun cas les récentes attaques contre les étrangers.»
Jacob Zuma, président sud-africain mardi lors de la cérémonie du Freedom Day
Vague de Violences
2008 Les violences xénophobes à Durban (est) font 62 morts et des dizaines de milliers de déplacés.
Fin mars 2015 Début des attaques contre les étrangers dans la région du Natal, encouragées par le roi des Zoulous, Goodwill Zwelithini.
21 avril Déploiement de l'armée pour protéger les étrangers.
27 avril Le président sud-africain dénonce les violences xénophobes qui ont fait au moins 5 000 déplacés.