Les premiers mois de l’année 2014, à la nuit tombée, le site de déplacés de M’Poko à Bangui, baigné dans une intense lumière rasante et enveloppé par une poussière dense soulevée par les pas des milliers de déplacés, avait des allures de Far West. A cette époque, 100 000 habitants de la capitale centrafricaine sont réfugiés ici (ils sont moins de 20 000 aujourd’hui), pour fuir les affrontements intercommunautaires, quotidiens dans leurs quartiers.
Le site est bondé, les conditions de vie insalubres. Mais le choix de la grande majorité des déplacés de s’installer sur ce site, alors qu’il en existait plus de 50 autres, n’est pas le fruit du hasard. Ils s’étaient réfugiés là en raison de la proximité avec la base de l’armée française, située quelques centaines de mètres plus loin. Plus sûr, jugeaient-ils. L’opération «Sangaris» avait été déclenchée le 5 décembre 2013 en Centrafrique pour mettre un terme aux exactions commises dans le pays par des ex-rebelles Séléka arrivés au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat en mars 2013.
«Rumeurs». Aux abords du site de déplacés de M'Poko, qui borde les pistes de l'aéroport, il était alors fréquent de croiser des groupes de jeunes enfants livrés à eux-mêmes, choisissant un temps de fuir l'intérieur du camp de déplacés, tombé au fil des mois sous la coupe de voyous et de miliciens anti-balaka, qui ont combattu les ex-Séléka avant de procéder à une épuration confessionnelle des civils musulmans assimilés à ces rebelles. Parmi ces enfants, certains accusent des soldats de les avoir abusés sexuellement en échange, notamment, de nourriture.
Dans le rapport préliminaire de l'ONU, celui qui a fuité mercredi dans le journal britannique The Guardian, six enfants de 9 à 13 ans témoignent de violences sexuelles qui se seraient produites entre décembre 2013 et mai 2014. Selon nos informations, six autres témoignages seraient ceux de témoins directs ou de proches.
D’après une source judiciaire, 14 soldats français seraient mis en cause. Trois auraient été identifiés. Et des soldats tchadiens et guinéo-équatoriens seraient également soupçonnés de viols sur enfants. Ces soldats africains appartenaient eux à la Misca, une mission africaine autorisée par l’ONU entre décembre 2013 et septembre 2014.
Mathias Morouba, le président de l'Observatoire centrafricain des droits de l'homme, a été informé de ces accusations jeudi, par les journalistes. Il dit avoir eu connaissance, «depuis longtemps», de «rumeurs» et «d'échos» mais «malheureusement», dit-il, «c'est un sujet tabou, personne n'osait parler». Si Mathias Morouba attend aujourd'hui des «éléments pour prendre position», il n'est pas étonné par ces accusations. «Ces enfants ne vont pas à l'école, leurs familles sont démunies, cela favorise les abus», estime le représentant de l'ONG.
«Implacable». L'Unicef, qui a participé avec des fonctionnaires de l'ONU aux enquêtes pour recueillir des témoignages, affirme que les enfants ont pu bénéficier d'un suivi médical et psychologique grâce à des structures spécialisées. Selon le procureur de Bangui Ghislain Gresenguet, d'autres personnes auraient contacté vendredi le parquet pour témoigner à leur tour, sans préciser s'il s'agissait de témoins ou de potentielles victimes.
Le ministère français de la Défense a précisé avoir saisi, dès qu'il a été alerté par le rapport onusien en juillet 2014, le parquet de Paris, qui a ouvert une enquête. Des membres de la gendarmerie prévôtale (la police judiciaire des forces françaises stationnées à l'étranger) sont partis une première fois en août 2014 en Centrafrique pour y commencer leur enquête. Une enquête de commandement a également été diligentée en interne. Dans un communiqué jeudi soir, Amnesty International a appelé Paris et les Nations unies à traduire en urgence devant la justice «tous ceux suspectés de responsabilité criminelle sur la base d'une enquête rapide, impartiale et indépendante».
«Si certains militaires se sont mal comportés, je serai implacable», a réagi jeudi François Hollande. Dans le décret portant publication de l'accord entre le gouvernement français et le gouvernement centrafricain sur le statut du détachement français déployé en Centrafrique, l'article 3 stipule que «les immunités des membres du détachement français sur le territoire de la République centrafricaine ne sauraient les exempter de la juridiction de la partie française». Ainsi, les soldats mis en cause, s'ils devaient être poursuivis, le seraient en France. «Le principal est que la justice soit rendue», estime le procureur à Bangui.