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Libération
Récit

A Bruxelles, les effets de Manche des Britanniques

Londres a longtemps infiltré la machine européenne, avant de se tenir constamment en retrait, notamment depuis la crise financière de 2008 et l’élargissement de la zone euro.

Margaret Thatcher, leader de l'opposition en 1975, qui militait pour l'adhésion du Royaume-Uni à la CEE. (Photo Peter Kemp. AP)
ParJean Quatremer
BRUXELLES (UE), de notre correspondant
Publié le 06/05/2015 à 19h36

«C'est un paradoxe : le Royaume-Uni se méfie de plus en plus d'une Union européenne qui n'a jamais été aussi en ligne avec ses idées», s'exclame un haut fonctionnaire de la Commission de nationalité britannique. Du libre-échange à l'anglais, devenu langue quasiment unique des institutions communautaires, en passant par l'élargissement, le marché unique, le «moins légiférer», la baisse du budget communautaire, l'Europe à géométrie variable, bref tout ce dont rêvait depuis toujours Albion. «Aujourd'hui, c'est la France qui souffre : l'Europe puissance, la défense européenne ou encore la politique industrielle, autant de choses qui effrayaient la Grande-Bretagne et qui ne sont plus d'actualité», s'amuse ce haut fonctionnaire. Or, plus l'Europe devient britannique, plus Londres s'y sent mal à l'aise au point de vouloir la quitter.

Si le Royaume-Uni a su gagner la bataille des idées (lire ci-contre), c'est aussi grâce à ses hommes et femmes envoyés à Bruxelles. Même si les Britanniques ont toujours été inférieurs en nombre (4,3% parmi les fonctionnaires de la Commission, par exemple, contre 9,8% de Français, 10,5% d'Italiens ou 8,3% d'Allemands), leur qualité a plus que compensé ce handicap, Londres y veille. Ainsi, dans l'exécutif présidé par Jean-Claude Juncker, on compte 6 chefs de cabinet (et adjoints) britanniques contre 3 Français. Parmi les directeurs généraux (chefs d'administration centrale), il n'y a certes que 5 Britanniques (sur 68 postes), contre 6 Français et 10 Allemands, mais là aussi à des postes importants. Il faut rajouter la toute-puissante secrétaire générale de la Commission, Catherine Day, certes irlandaise, mais très proche des Britanniques.

Chute libre. «Il ne s'agit pas de placer des gens qui prennent leurs ordres de Londres, précise un haut fonctionnaire britannique, mais d'avoir des gens qui ont une culture anglo-saxonne et qui influent donc directement sur la législation européenne.» La représentation permanente (RP, sorte d'ambassade) britannique auprès de l'UE sait entretenir des relations régulières avec ses fonctionnaires, à la différence de son homologue française qui ne s'intéresse pas aux petits grades. «Même les stagiaires sont reçus par la RP britannique, alors que les Français ignorent qu'on existe», témoigne un Français.

Mais le vent a tourné : depuis 2010, le nombre de candidats britanniques aux concours européens est en chute libre. «Les jeunes ne parlent plus autre chose que l'anglais, ce qui leur barre la route de la fonction publique européenne, l'Europe ne les fait plus rêver et les diplômés sont bien mieux payés dans le privé», analyse un responsable européen. L'explication de cet éloignement de l'Europe, analyse-t-on à Bruxelles, tient à la crise financière, qui a porté un coup fatal au laisser-faire économique, et surtout à la crise de la zone euro. Avec l'approfondissement de cette dernière qui a suivi la crise des dettes publiques de 2010-2012 (Mécanisme européen de stabilité, gouvernance économique et budgétaire, union budgétaire, Union bancaire, etc.), le Royaume-Uni a vu se réaliser son pire cauchemar : une fédéralisation de l'Europe dont il ne peut ralentir la marche puisqu'il s'est auto-exclu de la monnaie unique. Désormais, le lieu du pouvoir dans l'Union, c'est la zone euro. Au Conseil des ministres (l'instance législative qui représente les Etats), «c'est l'Eurogroupe qui dicte la marche sur des dossiers comme la fiscalité, la réglementation bancaire, les questions budgétaires…» souligne un eurocrate. Désormais, Londres vit dans la hantise que les Etats de la zone euro se mettent d'abord d'accord entre eux, même dans des dossiers relevant des Vingt-Huit, afin d'ensuite lui imposer leur volonté…

De même, la crise en Ukraine a redonné du lustre aux partisans d'une Europe puissance, d'une Europe de la défense : «La Grande-Bretagne est dans une position bizarre entre les Etats-Unis qui se retirent des affaires du monde et l'Union qui s'affirme de plus en plus sur la scène internationale», regrette un haut fonctionnaire britannique.

Cette évolution institutionnelle du cœur de l’Europe s’est accompagnée d’une automarginalisation politique des conservateurs britanniques qui, en juin 2009, ont quitté le Parti populaire européen (PPE, conservateurs) pour créer un groupe sans influence au Parlement européen. Autrement dit, les tories ont décidé de ne plus rien peser au moment où cette Assemblée a vu ses pouvoirs s’accroître considérablement avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne fin 2009. Un exemple ? Les Britanniques n’ont pas pu participer à la désignation du candidat du PPE à la présidence de la Commission, en l’occurrence Jean-Claude Juncker, qui leur fait horreur. Et en dépit du vote négatif de David Cameron, Juncker a été confirmé par le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement en juin 2014, ce qui n’était jamais arrivé jusque-là. Autre faute diplomatique : la campagne contre la libre-circulation des travailleurs d’Europe de l’Est qui lui a fait perdre ses soutiens traditionnels.

«Inacceptable». A la différence d'un Tony Blair qui voulait placer son pays «au cœur de l'Europe» afin de contrôler au plus près son développement, David Cameron a fait un choix inverse qui se paye comptant. «L'image de la Grande-Bretagne est en plein déclin à Bruxelles. Surtout, elle n'est plus à l'initiative, elle est en blocage, ce qui l'empêche de peser sur les textes en discussion en participant à un compromis», analyse un diplomate français. Pour autant, nul ne se résout, à Bruxelles, au départ de la Grande-Bretagne, car cela ouvrirait une nouvelle ère, celle de la déconstruction communautaire. Si l'Union est prête à faire des efforts en légiférant moins, elle n'ira pas beaucoup plus loin, notamment parce que personne ne veut s'amuser à négocier un nouveau traité. «D'autant qu'en réalité, David Cameron veut participer aux institutions communautaires, mais pas aux politiques européennes. Et, ça, c'est inacceptable, même pour les plus anglophiles des Européens.» Chacun prie donc à Bruxelles pour que Cameron morde la poussière…