Faut pas demander à un romancier d'écrire sur la politique, jamais. Surtout à un romancier comique. Il ne va ni vous instruire ni vous éclairer, il va vouloir vous faire rire. Je me retiens, promis. Toutes les élections sont cruciales, déterminantes pour leur époque, même les élections étrangères. Mais elles sont aussi toutes immanquablement ennuyeuses, surtout les élections étrangères. A mourir d'ennui. Les législatives britanniques de cette semaine sont cruciales (qu'est-ce que je disais ?). Bizarrement, elles ne sont pas du tout ennuyeuses. En fait, elles sont assez marrantes, et terriblement inquiétantes.
Cette course a trois enjeux. La mort lente du Labour Party, la montée du pouvoir de l'Ecosse, et la raison pour laquelle le sentiment anti-immigration pourrait bien être la meilleure nouvelle depuis l'abolition de l'esclavage pour le capitalisme. Et les surprenantes conséquences d'un échec politique. Bon d'accord, ça fait quatre. Et alors ?
En septembre, le Scottish National Party (SNP) a perdu le référendum pour l’indépendance de l’Ecosse. Autrement dit, défaite totale sur son principal objectif, sa raison d’être. Résultat de ce bouillon ? Après un changement de chef, et la multiplication par quatre de ses adhésions, le parti devrait remporter 50 des 59 circonscriptions écossaises aux législatives. Perso, je peux pas m’empêcher de trouver ça drôle.
A la différence du reste du Royaume-Uni, l’Ecosse a toujours eu une tradition prolétaire radicale. Une large adhésion aux syndicats, un gouvernement local fort, et le plus grand parc de logements sociaux en Europe. Elle possède toujours ses rues Youri-Gagarine et ses clubs à boire syndicaux. Historiquement, le Labour Party y a toujours dominé l’échiquier politique. Une ascendance importante pour l’Ecosse, certes, mais carrément vitale pour le Labour. Tandis que le parti continue à perdre du terrain en Angleterre, son poids parlementaire dépend de plus en plus du pays de Galles et de l’Ecosse. Alors, si le SNP bat le Labour en Ecosse, à quoi va ressembler la représentation parlementaire du Labour ? Qu’en restera-t-il ?
Comment le SNP a-t-il pu ainsi voler la vedette au Labour après l’échec crucial du référendum ? Fastoche. Virage à gauche. Réactivation de la bonne vieille lutte des classes, discours anti-austérité, antinucléaire, et pro-politique sociale. Nicola Sturgeon, nouvelle patronne du SNP, est sortie victorieuse du premier débat électoral télévisé. Au cours des vingt-quatre heures suivantes, «Puis-je voter pour le SNP ?» était une des principales requêtes sur Google UK.
Que même les Anglais posent une question pareille (on ne peut voter SNP qu'en Ecosse) suggère deux choses. Premièrement, qu'il y a, au sein de l'électorat, un appétit vorace pour une parole radicale, deuxièmement, que le Labour est à mille lieux de l'incarner. Ça me déprime profondément. Mais l'idée que des Anglais anti-tory rêvent désormais d'une solution politique écossaise me colle le fou rire.
Ian Jack, sage et perspicace journaliste écossais, a signé un portrait remarquable de Nicola Sturgeon dans le Guardian, où il pointe la puissance de son message quand elle parle de «mettre à feu et à sang l'austérité» qui essore les plus pauvres tout en protégeant les plus riches. Un message qui, dit Ian Jack, occupe «l'espace émotionnel» et reprend l'éthique du Labour ancienne mode bien plus vigoureusement que ne le fait le Labour actuel, si édulcoré par Tony Blair.
Vous penseriez, n’est-ce pas, que le Labour s’empresserait simplement de réaffirmer ses vertus progressistes pour écoper la fuite des votes vers le SNP ? Vous auriez tort. Hélas, il n’essaie même pas un peu. Et pourquoi une telle erreur ? Il est temps de parler du United Kingdom Independence Party (Ukip), de passer aux choses vraiment drôles.
En un sens, les politiques électorales ressemblent beaucoup à des systèmes solaires. Sauf que chacun a sa chance de jouer le soleil une fois tous les cinq ans. En général, si le gouvernement au pouvoir est de droite, la gauche penche un peu à droite pour récupérer des voix. Et vice versa. Tels sont les agencements gravitationnels, simples et complexes, des diverses planètes. Cette fois, c’est différent parce que le très droitier parti anti-immigration nationaliste britannique (Ukip) arrive. Une grosse masse imprévisible clignote dans le ciel, fonçant droit sur nous. Personne ne peut être sûr de sa trajectoire, mais elle déstabilise drastiquement toutes les autres planètes.
L'Ukip n'est pas tout à fait la version britannique du FN. Ils sont à la fois plus - et moins - inquiétants. Plus doux et plus amateurs. Dignes activateurs de la très britannique propension à l'embarras. Mais certains de leurs candidats ne peuvent pas s'empêcher de dériver du message anti-immigration primaire vers de franches glissades antisémites - ou d'expliquer pourquoi les femmes feraient mieux de rester à la cuisine. Même Nigel Farage, leur chef de file, concède qu'ils sont parfois «très, très étranges».
Nigel Farage lui-même, bien que figure la plus charismatique et la plus sérieuse de son parti, n’en demeure pas moins le modèle absolu de l’oncle gênant dans un mariage. Il est piteusement sous-équipé, et ne saurait pas reconnaître une politique économique si elle se présentait à lui dans un tee-shirt estampillé «Je suis une politique économique».
Je pourrais perdre du temps à étayer cette affirmation. Pour quoi faire ? Allez-le voir sur le Web. Pas besoin d’être bilingue pour comprendre Nigel Farage. C’est Charlot - en nettement moins adorable et moins éloquent.
Mais, leur seule présence est déjà un succès. Parce que la comète rebelle Ukip valide les indéniables inquiétudes de l’électeur ordinaire sur l’épineux sujet de l’immigration. Il serait malhonnête de nier cette préoccupation réelle. Mais, au lieu de contester le simplisme de la vision de l’Ukip, les principaux partis ont pris un virage à droite pour tenter de ramasser les miettes du gâteau anti-immigration. Et le Labour se discrédite, prétendant représenter toutes les minorités tout en s’avouant inquiet face à l’immigration.
Voilà qui rend cette élection la plus droitière dont je me souvienne. La tonalité conservatrice du débat général fait que le Parti conservateur lui-même affronte une opposition exsangue. Du coup, une administration bien plus sournoisement extrême que l’échevelée opération de destruction massive de l’Etat des années 80 s’en sort sans anicroche. Et, l’énorme menace qu’elle représente pour les services de santé, l’autonomie des gouvernements locaux, et les ressources sociales, est en train de devenir le grand tabou que tout le monde évite.
Ce qui signifie, me semble-t-il, que les conservateurs peuvent dire à peu près ce qu'ils veulent. Promener leurs principes de réductions d'impôts, et de libéralisme au grand air. Discuter de brûler les hôpitaux, et de transformer les pauvres en pâtée pour chiens (et ce qu'ils proposent n'est pas si loin de mes exagérations). Personne ne va broncher. Les authentiques angoisses sur la globalisation et l'austérité ne sont ni abordées ni apaisées. L'Ukip a perverti le discours. Et le SNP passe pour progressiste. Le Labour se fait ratiboiser sur les deux flancs. Le Parti conservateur devient le cadet de ses soucis.
Champagne pour le capitalisme ! Si la métaphore de la politique électorale est astronomique (mon système solaire biaisé), celle de ce gros monstre effrayant se doit d'être biologique. Le capitalisme moderne est un organisme d'une efficacité impitoyable, en évolution, adaptation et amélioration constantes. Il n'y a pas de chaînon manquant dans l'évolution du capitalisme. Il se contente d'exister pour remplir tout l'espace disponible. Le capitalisme n'a pas besoin de conspiration. C'est le parfait prédateur, opportuniste, dénué d'émotions. Qui raffole du déficit démocratique.
Et, voilà ce qu’est, à mon avis, cette élection : un bon gros déficit démocratique. Il y a une fête foraine de candidats divers issus d’une myriade de partis, mais une part, de plus en plus importante, de la population du Royaume-Uni se sent complètement privée de son droit de vote. Et l’étrange système britannique à quatre pays complique et amplifie ce sentiment de confiscation. (Moi, je n’ai jamais voté. Parce que le Labour n’a jamais présenté de candidats en Irlande du Nord, où je vivais. Je n’ai jamais eu personne pour qui voter). Il y a, en Grande-Bretagne, une angoisse de l’avenir qu’on n’a pas connue depuis les années 30.
C’est pourquoi, la spectaculaire poussée du SNP est si extraordinaire, et si importante. Ian Jack calme mes ardeurs, me rappelant que ce qui fait courir un parti (tous les partis), c’est le pouvoir.
«Le SNP a décidé de chasser les voix du Labour, me dit-il, et s'est positionné sur la gauche du Labour. Ils sont sans doute tout aussi opportunistes que les autres, et s'imaginer qu'ils obéissent à une idéologie serait se bercer d'illusions. Pourtant, c'est un parti qui croit en l'Etat, bien plus que les tories ou le Labour. L'affaiblissement de l'Etat n'est pas dans son ADN.»
Le SNP est devenu un mouvement authentiquement populaire dans son petit coin du royaume. Il dégage un parfum de place Tahrir ou de Syriza. Opportuniste ou pas, il sonne de gauche. Il est le seul. Et, les Ecossais s'en remettent massivement à lui.
«Le prolétariat écossais s'est politisé pendant la campagne du référendum», dit Ian Jack. C'est particulièrement vrai dans les régions de l'Ecosse les plus touchées par la crise économique, et invariablement ignorées par les politiciens traditionnels. Ian Jack ajoute : «Le discours du SNP a permis à ces gens de se sentir importants pour la première fois de leur vie.»
Pas mal, non ? Au niveau national, cela débouchera sans doute sur une coalition néolibérale, mais ne serait-il pas extraordinaire d’apercevoir une lueur d’espoir ? Une promesse d’avenir.
Ian Jack, toujours : «Le truc bizarre, exaltant et effrayant, c'est qu'à la soupe populaire, comme dans les cours des cités HLM de l'Ecosse, les pauvres gens d'ici commencent à sentir qu'ils ont du pouvoir.» Et ça, c'est quelque chose, non ?
Traduit de l’anglais par Myriam Anderson.