La vidéo de deux minutes et quarante secondes est en noir et blanc. Elle raconte l'histoire d'une nation, l'Ecosse, et d'un parti, le Labour. Lancée à deux jours des élections générales, elle s'adresse aux électeurs écossais. Et ressemble à s'y méprendre à un éloge funèbre.
Elle évoque la mémoire de l'Ecossais Keir Hardie, l'un des fondateurs du Parti travailliste en 1900. Se penche sur les mineurs de la région, alors que la dernière mine de charbon a été fermée en 2002. Célèbre les chantiers navals, presque tous disparus. Et rappelle la création du Scottish National Health Service, en 1947. On y voit Donald Dewar, décédé en 2000, qui fut le premier First Minister du premier Parlement semi-autonome écossais en 1999.
Les images défilent, magnifique panégyrique d'une histoire révolue : l'activiste du début du siècle Mary Barbour, disparue en 1958, l'ancien leader du Labour John Smith, décédé d'une crise cardiaque en 1994, ou encore l'ex-Premier ministre Gordon Brown, retiré de la politique. Sans aucune ironie, sans aucune image d'Ed Miliband, leader du Parti travailliste et candidat au poste de Premier ministre, la vidéo s'achève sur un vibrant appel : «Choisissez le changement, choisissez un meilleur futur, choisissez le Labour !»
Les Ecossais ont, semble-t-il, déjà choisi. De ne pas choisir le Labour. La véritable histoire de ces élections générales se situe au nord du mur d’Hadrien, dans les landes battues par les vents, dans les quartiers défavorisés de Glasgow et dans ceux, plus cossus, d’Edimbourg. Elle signale une petite révolution, la fin de plus d’un siècle de certitudes.
Comme celles qui habitaient la famille de Maria McGonigle. «Tout le monde a toujours voté Labour, depuis toujours, sans se poser de questions, raconte l'étudiante en commerce de 18 ans. Mais c'est fini. Le Labour nous a menti, jour après jour, mensonge après mensonge. C'est fini, toute la famille va voter SNP [Scottish National Party], même ma granny, et elle a 89 ans !» ajoute-t-elle, postée devant la porte de son appartement, dans cette tour HLM sans charme de la circonscription de Glasgow North.
«Montrer que le SNP n’est pas un parti d’extrémistes»
Béret sur la tête, petit anneau à l’oreille, Patrick Grady boit du petit-lait. Il est le candidat SNP du coin. Et espère un petit tremblement de terre le jour du scrutin. La députée sortante, Ann McKechin, est travailliste. Elle disposait après les dernières élections, en mai 2010, d’une majorité de quelque 13 000 voix. Elle n’aura pas la voix de Maria, qui vote pour la première fois aux élections générales. Mais elle s’est déjà rendue aux urnes une fois : c’était le 18 septembre dernier, pour le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse. Et elle avait voté «oui», comme tout Glasgow, qui a approuvé l’idée de l’indépendance à presque 53,5%. Quand l’ensemble de la région rejetait la sécession à 55,3%.
L’union a donc gagné, et pourtant, c’est le SNP, le parti qui prônait la désunion et le grand perdant du référendum, qui s’apprête à rafler la mise en Ecosse. Et à pratiquement éradiquer le Labour de la région, si l’on en croit la voix unanime des sondages de ces derniers mois.
En 1997, le Labour remportait 56 sièges et le SNP seulement 6. En 2010, les travaillistes étaient encore une force dominante en Ecosse, avec 41 sièges, alors que le SNP stagnait à 6. Cinq petites années plus tard, les sondages prédisent au SNP entre 45 et l’ensemble des sièges en Ecosse, soit 59 sièges (les libéraux-démocrates en avaient remporté 11 en 2010 et les conservateurs un seul).
Que s'est-il donc passé qui permette qu'à Paisley, à l'ouest de Glasgow, le travailliste Douglas Alexander, plusieurs fois ministre sous Tony Blair, disposant d'une majorité de 16 000 voix, se retrouve en position de perdre son siège ? «Soit il est dans quelques jours ministre des Affaires étrangères, soit il est fini politiquement», assène Gerry Hassan, historien politique à l'université de West Scotland. La responsable de sa chute pourrait être une grande étudiante de 20 ans, Mhairi Black, candidate du SNP.
Dans cette petite rue grise de Paisley, la maison est un peu délabrée. Seule une immense affiche posée sur le côté de sa façade mangée par le lierre - «Votez Mhairi Black» - égaye les lieux. Une volée d'escalier aux murs décrépits plus loin, et on pénètre dans le saint des saints, le QG de campagne de la jeune fille, étudiante en quatrième année de sciences politiques à l'université. Un brin gauche, mais douée d'une aisance pour parler en public proprement renversante, la jeune fille a fait sensation pendant la campagne. «Elle est extraordinaire, elle permet de montrer que le SNP n'est pas un parti d'extrémistes, de dingues nationalistes et agités», explique l'une des militantes, Lorraine Cameron - «attention, rien à voir avec David Cameron», souligne-t-elle en riant.
«Comme si un barrage s’était effondré»
«Personne ne comprend bien ce qui est en train de se passer, c'est comme si un barrage s'était effondré, explique Gerry Hassan. Avant, les gens hésitaient terriblement à voter quoi que ce soit d'autre que Labour, le seul objectif était de maintenir les conservateurs hors d'Ecosse. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.»
Pendant longtemps, l'ennemi commun en Ecosse fut Margaret Thatcher et ses descendants politiques. Aujourd'hui, le nom de Tony Blair provoque des réactions de dégoût, «à cause de la guerre en Irak : l'Ecosse était contre et ne lui a pas pardonné», explique Andy Ralph, un militant SNP.
«Les travaillistes traditionnels ne reconnaissent plus leur parti et les plus modernes ne sont pas convaincus, ne sont pas sûrs des valeurs du Labour aujourd'hui», poursuit Gerry Hassan. Longtemps, le Scottish Labour a été «un laboratoire pour les idées progressistes». Ce n'est plus le cas, depuis déjà longtemps. «Ceux qui ont embrassé une gauche progressiste sont aujourd'hui les membres du SNP», qui s'est pourtant lui-même singulièrement recentré depuis quelques années.
Or, explique l'historien écossais Tom Devine, «l'Ecosse a le sentiment d'être le seul endroit au Royaume-Uni où les valeurs traditionnelles de gauche sont encore vivantes». Il y a longtemps que les Ecossais ont le sentiment d'avoir été abandonnés par le Labour, ou pris pour argent comptant. Tommy Sheppard a été membre du Parti travailliste pendant vingt ans. Il est depuis quelques mois au SNP et candidat de ce parti à Edimbourg East : «Ce n'est pas moi qui ai quitté le Labour, c'est le Labour qui m'a abandonné», a-t-il expliqué.
En 1997, l’arrivée triomphale de Tony Blair marquait un tournant pour l’Ecosse. Il avait promis dans son manifeste électoral une assemblée semi-autonome écossaise. Elle se concrétisera en 1999. Mais la plupart des esprits brillants du Labour écossais de l’époque choisiront alors le Parlement de Westminster plutôt que celui de Holyrood, à Edimbourg. Gordon Brown deviendra chancelier de l’Echiquier, puis Premier ministre, Robin Cook ministre des Affaires étrangères, Alistair Darling secrétaire au Trésor.
Aujourd'hui, les candidats du Labour sont perçus comme des réminiscences de l'époque du New Labour, dont le glissement vers le centre sous Tony Blair n'a jamais convaincu en Ecosse. «Même Jim Murphy [le chef du Labour écossais, ndlr] est un ancien ministre [à l'Ecosse] de Tony Blair», râle Andy Ralph.
A la permanence de Douglas Alexander, sur la rue principale de Paisley, les sourcils se lèvent lorsque l'on pénètre dans le local. L'accès au candidat reste extrêmement contrôlé. «On vous rappellera», nous explique un charmant cerbère. On ne nous rappellera pas.
Localement, l’influence du Labour a été grignotée peu à peu, d’une élection au Parlement semi-autonome écossais à l’autre. Depuis le scrutin de 2011, les travaillistes ne disposent plus que de 38 sièges, contre 64 au SNP. Et le référendum du mois de septembre a probablement été la goutte de trop. La vision du Labour et des conservateurs travaillant main dans la main pour maintenir uni le Royaume-Uni a été une pilule trop difficile à avaler, encore plus à digérer.
Un nombre d’adhésions triplé en huit mois
Depuis le 19 septembre, lendemain du rejet de l'indépendance, le nombre d'adhésions au SNP a plus que triplé et se chiffre désormais à plus de 100 000, plus que tous les autres partis réunis en Ecosse. «Tous nos adhérents ne sont pas de fervents soutiens à l'indépendance, loin de là, ils sont beaucoup à avoir voté non», explique Lorraine Cameron.
Pour certains, un vote pour le SNP, maintenant que le référendum est passé, permet de réconcilier deux mondes : voir le SNP, crédité d’un bilan au gouvernement local écossais plutôt positif, jouer de son influence à Westminster, sans pour autant plonger dans l’inconnu du saut dans l’indépendance. Et les appels désespérés du Labour, qui a tenté de jouer sur le fait qu’un vote pour le SNP diminuerait la majorité pour le Labour et donc renforcerait la possibilité de maintenir les conservateurs au pouvoir, n’ont eu aucun effet.
Pourtant, «si le raz-de-marée annoncé pour le SNP se confirme, ce sera le début de la fin», prophétise l'historien politique Gerry Hassan. D'outsider, d'anti-establishment, le parti de Nicola Sturgeon se retrouvera soudain à jouer dans la cour des grands. «Le SNP sera devenu comme les autres.» Pour le Labour, c'est sans doute le seul espoir. Une perte de popularité du SNP à Westminster, après quelques mois, lui permettrait, peut-être, de repartir à la conquête des cœurs déçus écossais.