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Libération
Récit

«Un Palestinien suspect ? On l’abattait»

Les témoignages d’ex-soldats recueillis par l’ONG Breaking the Silence mettent au jour les exactions commises par Tsahal lors de l’intervention dans la bande de Gaza l’été dernier.
Des soldats israéliens préparent leur entrée dans la bande de Gaza le 1er août 2014 pour l'opération «Bordure protectrice». (Photo Uriel Sinai. The New York Times. Redux. Rea)
publié le 7 mai 2015 à 19h16

C'est l'histoire d'un p'tit gars ordinaire à la barbe mal taillée et aux cheveux en bataille. Un Israélien issu de la classe moyenne - père gérant de magasin, mère enseignante - qui rêvait, comme la plupart de ses copains d'école, de devenir un soldat d'élite dans la brigade Givati. Appelé sous les drapeaux, le jeune homme a obtenu ce qu'il voulait en participant à l'opération «Bordure protectrice», la guerre de cinquante jours entre Israël et le Hamas durant l'été 2014. Mais il n'est pas sorti indemne de cette aventure, et il en rêve encore la nuit. «Parce que la guerre, en vrai, ça vous fait tellement peur que vos boyaux se tordent», dit-il. Aujourd'hui âgé de 22 ans, originaire de Rishon LeZion (en grande banlieue de Tel-Aviv), cet étudiant en informatique souhaite qu'on l'appelle «Daniel» pour ne pas être reconnu par ses proches. Et pour que ses compagnons de régiment ne sachent pas qu'il a «trahi» en témoignant devant les enquêteurs de l'ONG Breaking the Silence, une association d'ex-soldats israéliens dénonçant les pratiques de Tsahal (l'armée) dans les territoires palestiniens.

«Code d'éthique». Dirigée par Yéhouda Shaoul, Breaking the Silence est beaucoup plus connue à l'étranger qu'en Israël, où les médias la classent dans la catégorie des «organisations militantes gauchistes». Lundi, elle a publié un rapport de 237 pages sur la manière dont l'état-major de Tsahal a mené sa dernière offensive de grande ampleur contre le Hamas, le Jihad islamique et les comités de résistance populaire (CRP) de Gaza. Ce document intitulé «C'est ainsi que nous avons combattu à Gaza en 2014» se veut accablant. Il regroupe le témoignage de 60 soldats désirant dénoncer ce qu'ils ont fait. Ou vu faire. Aux yeux de Breaking the Silence, le fameux «code d'éthique» que Tsahal se flatte d'être «la seule armée du monde à respecter» n'est qu'un argument de propagande totalement inexistant sur le terrain.

«Dès le début de l'opération, nous avons reçu l'ordre de tirer pour tuer, raconte Daniel. Je trouvais cela d'autant plus normal que nous étions en guerre et que le Hamas, auquel mon unité avait déjà eu affaire en Cisjordanie, n'est pas composé d'enfants de chœur.» Il ajoute : «Une fois entrés dans la bande de Gaza, nous avions très peur. Il fallait considérer tout le monde comme un ennemi. Donc tirer sans sommation sur tout ce qui bougeait, sans se soucier si les cibles portaient des vêtements civils, puisque l'on nous avait assuré que les zones où nous opérions - notamment le quartier de Sijayah, dans la grande banlieue de la ville de Gaza - ne comptaient plus de civils. A nos yeux, ceux et celles qui s'y trouvaient étaient forcément des terroristes.»

Chacun des témoins entendus dans le cadre du rapport confirme les propos des autres : les règles d'engagement théoriquement en vigueur dans l'armée israélienne (s'assurer que la cible est un ennemi, demander l'autorisation d'un supérieur avant de tirer) avaient été suspendues. Selon les chiffres émanant du ministère palestinien de la Santé, confirmés par la plupart des organisations internationales, 2 256 Palestiniens ont été tués durant ces cinquante jours de guerre. Israël prétend que 693 d'entre eux étaient des «ennemis». «L'idée générale était qu'il fallait minimiser nos pertes au maximum, donc ne pas prendre de risque inutile. Quelqu'un semblait suspect ? On l'abattait sans se poser de questions», affirme S., un ami de Daniel. Employé dans la restauration, le jeune homme ne s'est pas remis de sa participation à Bordure protectrice. Il songe d'ailleurs à quitter Israël pour de bon. «Cette histoire m'a beaucoup fait réfléchir, lâche-t-il. J'ai l'impression que l'on nous raconte beaucoup de bobards à propos des Palestiniens et que personne ne mènera jamais une vie normale dans ce pays.» S. parle fort en agitant ses mains. Il occupe l'espace comme si son discours allait changer quelque chose à ce qui s'est passé à l'été 2014. «On tirait beaucoup, souvent de manière irraisonnée et à la mitrailleuse, dit-il. On avait peur des snipers et des commandos qui sortaient de tunnels, alors on agissait préventivement. En fin de compte, lorsqu'on avait arrosé une maison "suspecte" - et elles l'étaient toutes -, on ne savait même pas si l'on venait de tuer quelqu'un et qui. S'il est arrivé que le Hamas envoie vers nous des femmes porteuses d'une ceinture explosive, la plupart des Palestiniens dont j'ai vu le corps étaient habillés en civil. L'étaient-ils vraiment ? Je pense que oui. Ils avaient eu le tort de se trouver au mauvais moment au mauvais endroit, et je suis mal avec ça. Combattre des terroristes islamistes qui bombardent les villes et villages de mon pays ? Je suis d'accord. Mais là, on est tombé dans une autre dimension. Menée comme nous l'avons fait, cette guerre n'était pas une guerre juste.»

«Démentiel». En privé, les chroniqueurs de la presse israélienne en charge des questions de défense, une caste qui a accès à des informations confidentielles de l'état-major, expriment les plus grands doutes sur l'efficacité de l'opération Bordure protectrice. Certains affirment que Tsahal a tiré durant cette opération plus d'obus sur la bande de Gaza que l'armée américaine durant l'invasion de l'Irak. A ce propos, le rapport de Breaking the Silence relate le témoignage d'un premier sergent, membre de l'équipage d'un char, qui reconnaît «avoir ouvert le feu sans arrêt, jour et nuit, sans but précis». Pour quelle raison ? «Parce que le Hamas était partout et nulle part, qu'on ne le voyait pas, et que ses hommes opéraient le plus souvent sans uniforme.»

Servant d'une pièce d'artillerie installée avec d'autres dans les champs d'un kibboutz proche de l'enclave palestinienne, le réserviste Yaakov R. aurait bien voulu apporter son témoignage à Breaking the Silence, mais il n'a pas été contacté. En tout cas, il reconnaît volontiers que le «feu était démentiel». «Chez nous aussi, ça lâchait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et ceux qui n'imaginaient pas ce qu'était un barrage d'artillerie ont compris ce moment-là. Autour de nous, le sol du champ dans lequel nos batteries étaient installées tremblait sans interruption. C'était tellement intense que des fissures sont apparues dans les murs d'une maison voisine», raconte ce père de famille et sous-officier de réserve. Qui poursuit : «On visait les champs palestiniens, les espaces vides jusqu'à quelques mètres des premières habitations de Gaza. Tout ça pour empêcher les terroristes [qui se déplaçaient de toute façon en passant par des tunnels, ndlr] de prendre des positions offensives, donc de nous porter préjudice.»

«Rien n'a changé». Dix mois plus tard, le Hamas est toujours au pouvoir dans la bande de Gaza. Mohammed Deïf, le chef de sa branche militaire qu'Israël croyait avoir «liquidé» est toujours en vie, et des centaines de petites mains payées quelques shekels par jour creusent jour et nuit de nouveaux tunnels d'attaque en direction de l'Etat hébreu. De l'autre côté du mur de séparation, les 40 000 habitants des villages israéliens frontaliers vivent dans la crainte des infiltrations pendant que l'état-major de Tsahal prépare de nouveaux plans «pour la prochaine fois». «Finalement, rien n'a changé et c'est ce qui me désole le plus, dit Daniel. On s'est battus, on a tué, et nous sommes revenus à la case départ en attendant la prochaine crise. C'est pour cela que j'ai voulu parler à Breaking the Silence. Parce que je ne veux pas que cette boucherie recommence.»