On n’arrête pas une foule en colère. Encore moins des jeunes épuisés par deux semaines de manifestations, indignés par la mort ou l’emprisonnement de leurs camarades et affamés par l’enclavement de leur quartier. En témoigne une scène filmée jeudi par Télé Renaissance, l’un des rares médias privés à émettre encore au Burundi. On y voit un homme, Léonidas Misago, encerclé par des garçons à peine sortis de l’adolescence, certains le sifflet au cou, d’autres des pierres dans la main, tenter de justifier sa présence à Nyakabiga, quartier de Bujumbura où se poursuit la contestation du troisième mandat du président Pierre Nkurunziza.
La foule interroge l’homme au crâne rasé et aux joues creuses, engoncé dans un pull rouge sali. «Je répare des antennes téléphoniques, je suis venu de Muzinda !» clame-t-il pendant un contrôle d’identité : Léonidas vient de la province de Kayanza, dans le nord du pays. On trouve aussi sur lui une carte du CNDD-FDD, le parti présidentiel. Assis sur le pavé, il a le regard terrorisé, comme s’il savait déjà ce qui allait lui arriver. Du sang coule sur sa joue balafrée. «Je répare des antennes téléphoniques !» répète-t-il. A côté de lui, un second jeune homme dit qu’ils travaillent tous les deux pour une compagnie de télécoms, qu’il s’appelle «Bob», et avoue qu’il est un Imbonerakure, la ligue de jeunesse du CNDD-FDD. Lui, on le laissera partir. Léonidas hésite trop longtemps. Des garçons hurlent : «C’est un Imbonerakure ! Il ment, on va le tuer !» La foule lui jette des pierres, le bastonne, regarde la scène depuis le trottoir, donne un coup de pied de temps en temps avec le sourire. Quelques-uns tentent d’interrompre le lynchage en vain et partent en courant. «On l’amène à la route principale, on va le brûler, on va le tuer !» entend-on.
Cadavre. Deux heures après la mort de Léonidas, jeudi dernier, son cadavre traîne toujours devant une épicerie fermée de la Dixième Avenue de Nyakabiga, devenu un quartier fantôme. Abandonné parmi des branchages, des fils de fer, un tabouret et des pneus brûlés, le corps est à demi calciné et surveillé par les militaires qui empêchent les habitants de sortir de chez eux ou d’y rentrer. Les policiers, honnis depuis qu’ils ont tiré sur les manifestants, sont cantonnés à l'écart du quartier. Au-dessus des murets qui entourent les maisons, des têtes regardent si les camionnettes de la Croix-Rouge ont enfin emporté le corps. Il restera là jusqu'à la tombée de la nuit. «Ça nous rappelle trop d’images de la guerre alors qu’on croyait être sortis du passé, explique un habitant désemparé. Personne ne devrait revoir des choses comme ça.»
«Hé, on est encore vivants ! crie un homme cloîtré dans un bar voisin, une bouteille de bière vide à la main. Pourquoi il y a tous ces militaires ? Adolphe est là ?» De même que le mot «Imbonerakure», «Adolphe» est un nom qui revient souvent dans les rues de Bujumbura, et qui crée la panique ou la paranoïa lorsqu’il est prononcé. Il désigne l’ancien patron des services de renseignements, Adolphe Nshimirimana, devenu l’une des figures symboliques du pouvoir burundais depuis dix ans.
Jeudi matin, une voiture aurait déposé les deux vrais-faux électriciens à l’entrée de Nyakabiga. Des marchandes y auraient reconnu un agent des renseignements et alerté les manifestants. «Ensuite, tout le monde leur a couru après en leur jetant des pierres, parce qu’on était sûrs qu’il s’agissait d’Imbonerakure, raconte un témoin. Depuis le début, ils viennent la nuit pour repérer et arrêter les manifestants.» «On sait tous qui a fait ça, mais personne ne dira rien», ajoute un autre.
Toute la journée, Nyakabiga a l’air ébahi, fatigué et honteux de ce qui lui arrive. «On a dépassé les bornes, juge un des « chefs » du quartier. Ça va tuer le mouvement et faire passer les manifestants pacifiques pour des barbares. Pour éviter ça, il faut que l’opposition ait des leaders et que ceux-ci viennentdansnos quartiers.» «Les gens sont sur les nerfs, explique Audifax Ndabitoreye, l’une des rares figures de l’opposition venue à Nyakabiga pendant les manifestations. La veille du lynchage, on avait déjà empêché qu’un agent des renseignements se fasse tuer. Les gens disaient : « Le pouvoir nous empêche de manifester et tue nos enfants, et nous, on fait quoi ? »»
Infiltrer. Accusés d'épauler la police, les Imbonerakure étaient déjà au cœur de toutes les peurs avant le lynchage. Dans les quartiers de Cibitoke, de Kanyosha et de Musaga, ils sont soupçonnés d’avoir lancé les grenades qui ont fait plusieurs morts parmi les manifestants. Jeudi, sept de leurs membres ont été arrêtés par des manifestants dans la périphérie rurale de Rwenza et remis à l’armée. Partout on raconte que des uniformes et des armes leur ont été distribués. Sur des sites Internet proches du CNDD-FDD, l’histoire de Léonidas est d’ores et déjà devenue celle de l'élimination des Hutus dans les quartiers à majorité tutsie comme Nyakabiga. Et pendant que Léonidas mourait, l’avocat belge Bernard Mangeain confiait à la Libre Belgique ce que lui avaient dit des informateurs burundais : des militants du CNDD-FDD auraient été chargés d’infiltrer les manifestations et de les faire dégénérer afin de justifier la répression.
Soudain, un cortège de quatre ministres, dont ceux de l’Intérieur et de la Défense, débarque dans la Dixième Avenue de Nyakabiga. Les hommes en costume s’inclinent devant le cadavre pourrissant de Léonidas et repartent aussi vite qu’arrivés. A quelques encablures de là, un homme prépare les funérailles de son fils de 16 ans, Jean-Marc, victime d’un tir de la police pendant la manifestation de lundi. «Trop de civils sont morts depuis le début de cette crise, dit-il d’une voix tremblante et le regard vide. Ce qu’on a fait à cet homme qui a été brûlé, c’est déshonorant. Mais moi, aucun ministre n’est venu me voir.»