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Libération
Reportage

Ouverture : Cuba en quête du bon tempo

Si les Havanais se réjouissent du «dégel», qui s’est brutalement accéléré ces mois-ci, la manière de conduire la libéralisation fait débat.
publié le 10 mai 2015 à 19h26

Un soir comme un autre dans le Vedado, l'un des quartiers de La Havane. «Je pars faire la tournée du sucre», lance sous un soleil déclinant une jeune femme. Il lui faudra fouiner trois magasins pour en trouver, in fine, non sans avoir croisé des riverains qui s'interpellent - «Hay pollo ?» - pour dénicher, eux, du poulet congelé importé du Brésil. Une étrangeté dans un pays où le tiers de la surface cultivée est dédié à la canne à sucre. «Etrange ? Une contradiction parmi d'autres dans une île qui en a fait sa spécialité», se marre Amalia, 70 ans, ex-productrice de spectacles, avant de montrer sa libreta, son carnet «d'approvisionnement-rationnement», comme elle l'appelle : «Tout ce qui est comestible ou presque est importé.» Enfin, à 80 %. Même la pomme de terre se vend au marché noir, au pied de chez elle. Amalia évoque la réforme agraire en cours, ces 140 000 paysans qui ont reçu 1,5 million d'hectares, mais les légumes et les fruits restent hors de prix au marché. Elle propose un café soluble : «Je n'ai plus ma cafetière italienne, elle a explosé ; le café, ici, est parfois coupé avec de l'écorce. Mais bon, peut-être qu'avec la fin du blocus…» Pour le lait, c'est une autre histoire ; un luxe, qui se négocie trois fois le prix du litre en France.

Clope à l'unité. Plus loin, au détour d'une rue où le moindre trottoir tient du souvenir, une poétesse qui tient une casa particular (chambre d'hôte) parle à son tour de la fin annoncée du bloqueo, l'embargo américain, de ce sentiment de fin de siège survenu ce 17 décembre, jour de rapprochement historique entre Cuba et les Etats-Unis. «Il va falloir redoubler de patience, parce que la vie des Cubains, c'est résoudre dix problèmes par jour. Quand tu trouves de quoi diversifier ta nourriture, tu n'as parfois plus de gaz pour cuisiner. Je viens de rater une nuit de location à 30 dollars à cause d'une coupure de courant. Mon appartement est au 32e étage.» Pas simple, quand le salaire moyen avoisine les 500 pesos, soit 20 euros.

Ah, les casas particulares… Une des clés de voûte d'un pays qui rêve de passer de 3 à 10 millions de touristes en cinq ans. La libéralisation des chambres d'hôtes en 2011 a eu un effet salutaire tant la capacité hôtelière est limitée. «Ça a donné à certains le sentiment de sortir d'un cauchemar après des années de privations et d'appels au sacrifice», reprend notre poétesse, qui tire sur une clope achetée à l'unité. «Mais elle a entraîné aussi un développement des inégalités entre ceux qui peuvent le faire et les autres, entre les propriétaires et ceux qui ne le sont pas», note Ariel Camejo, jeune écrivain et prof de littérature.

Pour obtenir une licence de casa particular, il faut sortir entre 150 à 300 CUC (peso convertible, équivalent à l'euro) chaque mois, plus une «taxe gastronomique» mensuelle et un impôt annuel sur les bénéfices. «Les inégalités sont déjà là, ajoute Camejo. Entre ceux qui ont de la famille à l'étranger et qui reçoivent de l'aide [la remesa, soit environ 60 % de la population, ndlr] et les autres. Entre les "Palestinos", ces déplacés venus de l'est de l'île, et les Havanais.» Dans son bureau de la faculté de lettres, où s'ébrouent des étudiants à la recherche de profs souvent absents, Camejo avance : «L'Etat devra peut-être à l'avenir se recentrer sur les plus faibles.»

Pourtant, il y aurait, assure Jorge Perugorría, l'acteur le plus célèbre de Cuba, une sorte de ruissellement des bénéfices de l'ouverture, qui toucherait de plus en plus de Cubains. «Prenez la vieille Havane. Il y a quelques années, on ne voyait que la reconstruction officielle», portée par un Etat tentaculaire. «Désormais, on voit la dynamique privée, l'essor d'initiatives individuelles, notamment avec la multiplication de paladares», ces restaurants chics aux mains de particuliers, infréquentables pour les Cubains : un repas à 10 CUC représente une semaine de salaire. L'acteur le sait bien, mais veut croire que «l'Etat va récupérer davantage d'impôts et pourra à terme augmenter les salaires les plus bas et jouer son rôle de filet social. Les derniers seront les premiers : on se développera sans faire les mêmes erreurs que les pays riches».

Piano Steinway. «L'artiste, à Cuba, est peut-être celui qui est le plus en contact avec le peuple, il a quasiment le même niveau de vie, il lutte au quotidien», analyse le musicien X-Alfonso, qui a créé la Fábrica de arte cubano, lieu avant-gardiste et symbole du bouillonnement culturel dans la capitale ( Libération du 29 avril). Enfin, ici comme ailleurs, tous les artistes ne sont pas égaux. Jorge Perugorría ne le cache pas quand il reçoit chez lui à Santa Fe, une banlieue chic. La majestueuse maison des années 50, avec une Lada devant le porche et un Steinway dans le salon, donne sur la mer. Elle est truffée de ses propres peintures. Le beau gosse aux yeux bleus de Fraise et Chocolat et, plus récemment, de Retour à Ithaque, n'a jamais cédé aux sirènes de l'exil hollywoodien («Jamais je n'aurais abandonné ma famille, ma ville.») Il n'a aucune raison de le faire aujourd'hui. «Je suis optimiste sur ce rapprochement sans condition ni préalable avec les Etats-Unis, sourit-il. Les gens ont le sentiment qu'ils vont pouvoir faire ce qu'ils ne pouvaient pas faire avant. Ce processus de libéralisation est à mon avis irréversible.» Comme beaucoup, il semble hésiter sur le tempo à venir du dégel du pays du socialisme réel. «On aimerait que les changements soient plus rapides, mais si on va trop vite, cela peut virer au chaos», dit Perugorría. L'acteur a plus de 50 films à son actif et s'apprête à incarner Mario Conde, le détective fétiche d'un autre Cubain célèbre, le romancier Leonardo Padura.

Va-t-on vers une thérapie de choc, comme dans les anciens pays du bloc de l'Est ? La voie d'un capitalisme d'Etat, comme en Chine et au Vietnam, sera-t-elle suivie ? Ou un entre-deux, «une sorte de développement à la française, ou à la suédoise, avec encore un Etat-providence», esquisse un dessinateur qui rêve de voir la première visite d'un chef d'Etat français, ce lundi, déboucher sur quelque chose dont il peine à définir les contours. Il est seulement sûr d'une chose : Cuba ne doit pas «foncer tête baissée et se faire avaler» par l'oncle Sam.

«Le rapprochement avec la France ? C'est certainement le pays dont nous sommes culturellement les plus proches. Même si la France, il faut aller la chercher, note Eduardo Torres, directeur de la bibliothèque nationale et député. Avec les Etats-Unis, en revanche, l'embargo fut antinaturel car les relations entre les deux pays ont toujours existé.»

A La Havane, beaucoup d'artistes et d'intellectuels rappellent ce mot de José Martí (1853-1895), le héros de l'indépendance un temps exilé sur le sol américain : «J'ai vécu dans le monstre et j'en connais les entrailles.» L'écrivain Wendy Guerra, qui a suivi les ateliers d'écriture de Gabriel García Márquez et dont la plupart des romans sont interdits à Cuba, le dit à sa manière : «Je veux que Cuba ne soit plus le Cuba que l'on connaît depuis la révolution, souffle-t-elle. Mais je ne veux pas que Cuba devienne la succursale des Etats-Unis.» L'auteure de Tout le monde s'en va (Stock, 2008) ou Negra (Stock, 2014) dit «avoir peur du passé, mais pas du futur», et vit le présent à cent à l'heure, parce qu'elle ne sait pas où elle va, comme son pays. Elle montre du doigt les caméras qu'elle a installées dans son duplex. «Je ne suis pas parano, mais je veux voir qui vient me visiter quand je ne suis pas là, surveiller ceux qui me surveillent…»

David sans Goliath. Si l'accélération des réformes économiques et sociales suscite parfois la méfiance - «c'est donner le sentiment que cela change pour une minorité, quand rien ne change pour la majorité des Cubains», dit un opposant -, l'écrivain, elle, assure que le changement en cours brouille les cartes depuis si longtemps distribuées. Elle insiste : «L'obsession américaine a vécu, notre ennemi n'est plus.» Ce ne sera bientôt plus à cause de lui qu'il sera si compliqué «d'avoir un logement, au lieu de s'entasser à plusieurs générations dans un taudis». Ni à cause de lui qu'il sera «si compliqué de voyager, de parler librement». Ou qu'on dira à un enfant : «La coupure d'eau ? C'est la faute de l'embargo.»

Comment vivra David sans Goliath ? Wendy Guerra parle de la tétanie, de la peur qui dure et durera encore bien après les menaces, quand les interdits se seront évanouis. Pas uniquement ceux qui entourent les libertés publiques, le droit de créer une association, un parti, un journal. A Cuba, il est interdit de tuer une vache, au terme du décret 225 de 1997 qui réprime «les violations personnelles de la réglementation pour le contrôle et l'enregistrement des bovins et des races pures». Interdit de vendre des crevettes ou des langoustes (on en trouve dans les restaurants pour touristes, jamais sur les tables des habitants). Interdit de monter sur des voiliers touristiques. «Mais pas interdit de corrompre ou d'arnaquer, car cela tient du mode de vie ou de la survie», note la romancière. Elle en rit, car le rire, à Cuba, renforce les défenses immunitaires : «Notre île va devoir se voir telle qu'elle est : une femme qui rêve de s'habiller en Chanel mais qui n'a pas de quoi manger. Et nous, les Cubains, comme notre capitale, notre pays, nous allons devoir nous reconstruire.»

Se reconstruire. Ou se construire, déjà. Car, comme commente un poète, la liberté artistique, la liberté tout court, il faut aller la chercher. «Elle est déjà là, rétorque Eduardo Torres Cuevas, apparatchik critique. Parlez aux gens, vous verrez : ce sont les plus grands critiques de la société actuelle. Ils ont une conscience aiguë de ce qu'ils ont et ne veulent pas perdre.» Une conscience aiguë aussi de ce qu'ils ne veulent pas garder, comme cet Etat policier en déréliction, qu'un opposant désigne comme un «totalitarisme soft».

Quand on évoque le sujet avec Raúl Paz, chanteur de soul cubaine de retour depuis six ans après un exil de dix-sept ans en France, il livre cette réponse étonnante : «On parle des libertés publiques, de démocratisation, et c'est évidemment essentiel. Mais il y a aussi ici une liberté de respirer un air pas encore pollué par les industries. Une liberté de voir ses enfants pas encore dévorés par les écrans ou les publicités. Une liberté de se promener dans des rues épargnées par la violence qui gangrène toute l'Amérique, du nord au sud.» Paz se dit heureux de sa vie à La Havane. Il se sait favorisé, mais il a un double regard passionnant sur la vie dans et hors de l'île. «Ce que je sais, c'est que l'énorme majorité des Cubains n'étaient pas nés au moment de la révolution : arrêtons de la fétichiser au point de tout excuser.»

«Petite élite». Raúl Paz se sent libre. Libre en particulier d'interpeller le ministre de la Culture sur un sujet brûlant : l'accès à Internet. «Il faut le démocratiser. Vous trouvez que c'est révolutionnaire d'avoir un outil auquel n'a droit qu'une petite élite ?» lui a-t-il lancé. Le pays tient encore de «l'île des déconnectés», comme l'appelle la blogueuse dissidente Yoani Sánchez dont le site, 14ymedio, a été censuré dès sa mise en ligne, en mai 2014. Freedom Home, qui étudie l'étendue de la démocratie dans le monde, estime le taux de pénétration d'Internet à 25%. «C'est très surévalué, relève un artiste. Une connexion mensuelle coûte 180 dollars, pour un débit frôlant le ridicule.» Le régime a, enfin, autorisé en 2008 l'achat d'un ordinateur personnel. Mais la connexion à domicile n'est autorisée qu'aux étrangers et à certaines personnes agréées : fonctionnaires, médecins, journalistes… Les autres doivent passer par les ordinateurs mis à disposition dans les hôtels ou dans les boutiques de la compagnie d'Etat Etecsa. Et la connexion coûte au minimum 4,50 CUC.

«Il faut rêver à un vrai changement, là-dessus comme sur le reste : le rêve est ce qui peut nous arriver de meilleur», résume Moisés Finalé. Autre expatrié un temps en France, ce plasticien développe un imaginaire baroque et fantastique qui rappelle celui de l'écrivain Alejo Carpentier, autre mythe cubain. Pas un rideau, pas un lustre, dans son appartement de cinq mètres sous plafond, n'a échappé à sa boulimie créatrice. Il a failli y laisser sa peau. Une chute, en accrochant une tringle, l'a laissé l'épaule et le pied en vrac, qu'il soigne avec des plantes médicinales, faute de remèdes disponibles en pharmacie. Il observe depuis chez lui les changements en accéléré. «L'impatience est forte, notamment chez les jeunes, pour qui la révolution semble à des années-lumière, dit-il. Ils veulent découvrir, échanger, vivre, et ne pas rester figés. Ils ont vu les derniers films comme les dernières séries via des antennes paraboliques pirates ou avec le paquete, ces clés USB qu'on leur rapporte des Etats-Unis et d'ailleurs.» Jusqu'à un térabit de films, sons et jeux renouvelé toutes les semaines.

Car le quotidien des Cubains ne pourra se résumer éternellement à ce slogan si souvent entendu : «No es facil»… On retrouve Ariel Camejo, par ailleurs rédacteur en chef de la revue Dédalo, dédiée aux jeunes écrivains. Il le reconnaît : «Les changements ne bénéficient pour l'instant qu'à 10 ou 20% de la population, et pas aux plus jeunes.» Ni à ceux dont le salaire est payé par l'Etat, qui doivent se cantonner à la double matrice de la vie quotidienne : luchar et resolver, «lutter» et «résoudre». «Mais ils sont désormais propriétaires ou ont leur loyer pris en charge, et l'accès gratuit à l'école, à la santé et en grande partie à la nourriture Reste que les logements sont souvent délabrés, voire insalubres. Le transport ? Erratique : les guaguas (prononcer «wawa»), les bus locaux, sont surchargés et les artères grouillent de Havanais agitant leurs mains pour arrêter un taxi collectif.

Revers de la médaille. Dans ce pays pétri de paradoxes, «se faire transplanter le cœur est presque plus facile que de trouver de l'aspirine», ajoute Camejo. Le taux de divorce y est l'un des plus élevés au monde. La femme joue un rôle central mais «la prostitution est encore plus galopante qu'à l'époque de Batista», déplore un photographe, qui souligne que «les tabous, comme le racisme, sont aussi nombreux que les croyances».

A 33 ans, Ariel Camejo a, lui, confiance dans l'ouverture en cours. «Ce sera un peu plus difficile pour les anciens, à partir de la génération des quinquas : les autres n'ont connu que la révolution et rêvent d'une existence épanouie qu'ils n'ont jamais vécue.» Les plus de 50 ans : cela fait du monde dans un pays qui, entre 1959 et aujourd'hui, a vu son espérance de vie passer de 59,9 à 79,1 ans. Mieux que les Etats-Unis ! Revers de la médaille : 17,8% des 11,2 millions d'habitants ont plus de 60 ans. «Si le pays continue d'être une terre d'émigration, la population passera bientôt sous les 10 millions d'habitants, c'est l'un des grands échecs de la révolution», se désole Finalé.

«Le mouvement en cours me réjouit et m'inquiète, analyse de son côté, dans un français parfait, Rafael Beltrán, vice-président de la fondation Carpentier. Une dynamique et un espoir s'esquissent, mais il ne faut pas croire que le rapprochement avec les Etats-Unis résoudra tous les problèmes. Ils ont échoué à renverser le régime, ils tentent de s'y prendre par d'autres méthodes. Qu'ils réussissent ou pas, il y a une chose dont je suis sûr : on ne peut pas avoir tous les avantages du capitalisme et du socialisme en même temps.» L'homme au visage parcheminé lève les yeux au ciel sans se départir de son sourire : «Il faut que les Cubains comprennent que le mouvement ne viendra pas de l'extérieur, mais d'eux-mêmes.» Ce que Wendy Guerra exprime autrement : «La révolution sans fin a épuisé les Cubains. Ils sont las, mais une lueur existe encore dans leur regard. Les gens ont tellement cessé de croire en quasiment tout… Il leur faut se réinventer pour, à nouveau, croire en quelque chose.»